C’est dans les troncs des vieux mûriers qu’on sculpte les bâtons de pèlerins (en marelle)

1er juin 2017, par Jean-Baptiste Kiya

L’Aire du muguet de Michel Tournier, en Folio junior.
(1)Au sommaire des catégories de l’esprit décliné par Tournier dans « Le Miroir des idées », le nomade et le sédentaire, un des filons qui prend racine dans Genèse, court dans l’œuvre de l’écrivain et résurge ici ou là : « L’histoire des hommes a commencé avec un meurtre fratricide, explique-t-il. L’un des deux frères s’appelait Caïn et cultivait la terre. L’autre s’appelait Abel et élevait des bêtes. Caïn était sédentaire et entourait ses maisons de murs, ses champs de clôtures. Abel et ses enfants poussaient devant eux, dans les prairies sans limites ni propriétaires, d’immenses troupeaux de moutons et de chèvres. Le conflit était inévitable, un conflit qui jalonne sous des formes diverses toute l’histoire humaine.Car il devait arriver que les troupeaux d’Abel envahissent les cultures de Caïn et les saccagent aveuglément. La colère de Caïn le dressa contre son frère et la dispute se termina par la mort d’Abel. Yahvé en conçut une grande irritation. Il infligea à Caïn la punition la plus douloureuse qui soit pour un jardinier : partir, devenir à son tour un nomade, comme l’était son frère. Caïn partit donc, laissant derrière lui vergers et potagers. Mais il n’alla pas loin. Il s’arrêta bientôt et construisit Hénoch, la première ville de l’Histoire. Ainsi le cultivateur déraciné était devenu architecte et citadin, nouvelle forme de sédentarité. »
(2) « Pierrot ou Les Secrets de la Nuit », publié en 1979. Pierrot boulanger est le sédentaire, il incarne l’espace du stable, l’écrit, la table qu’il oppose à la roulotte d’Arlequin, à la parole colorée qui s’envole. Arlequin est le peintre nomade, l’oralité vagabonde. Le ventre de Pierrot l’emporte sur les jambes d’Arlequin.
(3) Variation géographique, topographique : catégories de l’arbre et du chemin : « L’un est vertical, l’autre horizontal, écrit Michel Tournier. Mais surtout l’arbre est fixe et symbole de stabilité, le chemin est instrument de circulation. Si on regarde de ce point de vue un paysage, ses coteaux, ses bois… on constate que son harmonie dépend d’un subtil équilibre entre ses masses sédentaires et ses voies de communication. » Tournier ajoute : « Il y a dans les villes deux fonctions, l’une primaire, d’habitation, l’autre secondaire, de circulation. Or on voit aujourd’hui l’habitation partout méprisée et sacrifiée à la circulation, de telle sorte que nos villes, privées d’arbres, de fontaines, de marché, de berges, pour être de plus en plus ‘circulables’, deviennent de moins en moins habitables.Tandis que le ruban parfaitement lisse et imperméable de l’asphalte fait glisser l’œil, déraper le regard, et le projette vers le lointain, vers l’horizon, les arbres et les maisons, sapés dans leurs assises par la route, paraissent vaciller, comme au bord d’un toboggan ».
(4)Autoroute filant dans un paysage fantomatique arraché au vent. La pluie en zigzag sur le pare-brise d’un 40 tonnes défonçant l’air ; tout le trajet, la remorque donne des à-coups par derrière, de sorte que votre siège est animé continuellement d’un mouvement de va-et-vient. C’est comme si elle vous poussait à aller toujours plus loin, vers la mort. En face de « L’Aire du muguet » (nouvelle de 78), un camionneur pour retrouver un amour fugitif a traversé la voie, il a été fauché.
(5) Épicure identifie les tensions inhérentes au nomadisme et à la sédentarité, non à un groupe humain, mais aux âges de la vie : « La félicité n’appartient point au jeune mais au vieillard qui sut vivre bien, écrit le philosophe. Le premier, débordant de vigueur, erre au gré de la fortune. Le vieil homme est comme en un port où il ancre solidement ces biens dont jadis il n’était point sûr » (Sentence 17). À la jeunesse le bateau, au vieillard le port.
(6)1ère biographie de M. Lespinasse consacré au peintre Charles Angrand. Est reproduite en page 48 « L’Apparition aux bergers », dessin à la mine noire, 94X70, daté de 1894. Aucune ‘apparition’ dans ce dessin noirci au ¾ qui se trouve au sein de la collection Phillips à Washington et qui porte le titre de « The Annunciation to the Shepherds », l’Annonce aux bergers, un titre que vient confirmer un courrier de l’artiste à son condisciple Charles Frechon, de fin octobre 1893 par lequel Angrand passe en revue les dessins qu’il réalise : « quatre sujets : une Crèche, l’Annonciation aux bergers, les Pèlerins d’Emmaüs, et le Bon Samaritain. »Pas de « grande frayeur » ici, au rebours de ce que proclame l’Évangile selon saint Luc (2 : 8 à 15), mais du recueillement. Les bergers ne regardent pas le ciel, leur visage est tourné vers le sol, vers cette terre qui les nourrit et les fait vivre.Deux bergers côte à côte, l’un à genoux, l’autre debout, en posture d’adoration, de prière, reconnaissables à leur bâton. Le noir de la nuit le domine, non une noirceur inquiétante, oppressante, mais un médianoche de début du monde, porteur de promesse, accueillant et mystérieux.Des myriades d’étoiles ruissellent de la tête inclinée des bergers qui, immobiles, figés, ressemblent à des arbres : ils semblent croître à eux-mêmes et au monde ; ne dit-on pas que les bâtons de pèlerins quand on les plante en sol prennent racine et se transforment en arbres ?

Jean-Baptiste Kiya


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