De la boue dans la godasse

2 mars 2017, par Jean-Baptiste Kiya

La Grippe coloniale (I. Le retour d’Ulysse, II. Cyclone la peste) par Huo-Chao-Si et Appollo, éditions Vents d’Ouest.

J’ai plus appris sur la guerre de 14 dans les bédés de Tardi que dans tous les manuels d’histoire. C’est Nietzsche qui aspirait de ses vœux un nouveau type de lecteur, le lectorat ruminant. Estomac bovin, ailes de chauve-souris. Tardi est le ruminant de la Grande Guerre, il l’a lue, relue, et ressassée. Le ruminant n’oublie pas, sa digestion est mauvaise.

Né un 8 août 1894 en Haute-Normandie Henri Charles Jules Eugène Angrand est tombé à 23 ans sur le front de Nanteuil-la-Fosse, fauché par une mitrailleuse allemande. Ramené par les branquardiers Anquetil et Morel, le corps de l’aspirant, du régiment de Rouen, a été inhumé au cimetière civil de Bucy le Long atteint d’une balle de mitrailleuse en pleine tête. L’offensive Nivelle s’embourbait depuis avril. En mai Henri Angrand tombait. De nombreux régiments de soldats coloniaux étaient engagés à Nanteuil…

Ciel et terre couleur sang. On s’enfonce comme des rats, on creuse des murs. Le cygne se noie dans la boue.

« Je pense à la négresse,
(écrivait déjà, en 1859, Baudelaire qui fit escale à l’île Bourbon) amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard ». De la mitraille et de la boue.

D’Henri Angrand, il reste un exemplaire daté de 1907 des « Femmes Savantes », Librairie Hachette et Cie, sur lequel, à l’encre noire et fluide, il a porté son nom, et une adresse en une formulation qui tient lieu de portrait et me laisse l’illusion d’une dédicace : « H. Angrand/48 rue Cité de Limes/Dieppe Seine Inférieure France. Europe. Monde. Univers. Terre. » Pleins et déliés élégants et sûrs, facétie d’un élève qui s’applique, qui récite, mais dérive, et éclate en rire sur une liste loufoque.

Qui était ce jeune homme qui, partant à la conquête du monde, le retrouva dans la boue de la Somme ? Qui était ce jeune homme de 23 ans, qui rêvait d’univers et qui s’embourbait dans un « sale coin » ? On ne peut pas se contenter d’une simple mention sur un acte de décès : « Mort pour la France ».

Reste quelque part scellée, enfermée, une correspondance qui évoque sans doute un Emmanuel et un Antoine, ceux-là dont les prénoms ont été dessinés au crayon Conté par un oncle célèbre : pendants, jumeaux séparés, qui se trouvent l’un au musée d’Orsay et l’autre à Chicago.

Et le massacre se poursuivait.

Des coolies recrutés en Chine officiaient comme cantonniers payés au lance-pierre, gardés militairement dans des camps. Destinés à déblayer les décombres, beaucoup sautèrent dans les ruines piégées, au milieu d’obus non éclatés, avec pour tout bagage leur peur, et pour tout horizon la défection.

Car les colonies servaient à ça : le sang noir, le sang jaune pour épargner le sang blanc. La France s’en est repue. Pendant l’occupation de la Rhénanie, la « force noire » fut appelée « die schwarze Schande », « la Honte noire », elle fut accusée de viol, de répandre la syphilis, la tuberculose, la scarlatine. « Les autorités françaises, déjà capitularde, retirent alors les régiments de Sénégalais de Rhénanie, donnant ainsi pratiquement raison aux Allemands » (Tardi). A.E.F, A.O.F., Afrique du Nord, Sénégalais et Tonkinois, la France n’était pas avare d’accueillir du monde. Pour défendre ses terres, elle ouvrait ses frontières ; pour défendre son argent, aujourd’hui elle les ferme, c’est l’héroïsme du moment.

Capitulation de l’Allemagne prussienne, on renvoyait tout ce beau monde aux colonies, et s’il s’en trouvait qui demandaient leur dû, la régularisation de leur solde de captivité et pensions, on réglait ça à coup de mitrailleuse, comme à Tiaroye au Sénégal.

Et puis la Grande Guerre finit dans la grippe espagnole, la « grippe coloniale » comme elle se nommait à La Réunion, qui fit plus de mort que la guerre elle-même, bombardements et gaz ensemble. Sur les traces de Tardi, avec une belle ardeur, elle a été racontée par Huo-Chao-Si et Appollo. Tardi sous les tropiques.

Le vapeur Madonna qui ramenait les Poilus sous les tropiques transportait dans sa cale le virus. Polémiques sur la nature de la grippe, les morts en surnombre, abandons de poste ; la panique qui s’en suivit et la pénurie alimentaire touchèrent de plein fouet les quartiers défavorisés.

Les rues désertes de Saint-Denis et du Port prirent des allures de nécropole. « Deux poilus de la Grande Guerre portant le bleu horizon et les bandes molletières jouèrent, par habitude du front, le rôle de croque-morts, écrivit Gilbert Gérard. Des places et des chemins publics, ils enlevèrent à longueur de journée les dépouilles à moitié corrompues. On les hèle au passage, on leur en apporte des maisons particulières. Les corps tantôt hâtivement recouverts de linceuls, tantôt nus, s’entassent pêle-mêle. Quand un tournant est brusque ou lorsque les cahots sont trop violents, la masse chancèle et les hauts de la pyramide s’effondrent. Les abords du cimetière ressemblent à un vaste charnier où les macabres cargaisons s’entassent. Sous la surveillance du lieutenant de police Eauclère, les prisonniers de droit commun creusent des fosses. Des animaux errants déchiquettent la nuit les cadavres sans sépulture et parsèment de leurs débris le voisinage… Rares sont les piétons qui se hasardent dans les rues. Le mouchoir imbibé d’huile goménolée, sur le nez, ils s’évitent ». De là se sont ébauchées les silhouettes inoubliables des soldats Evariste, Camille, Voltaire…

Jean-Baptiste Kiya


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