Horizon étranglé

6 avril 2017, par Jean-Baptiste Kiya

Le Silence même n’est plus à toi d’Asli Erdogan, éditions Actes Sud.

Sous les couches supérieures de l’écriture, sous l’errance des mots et « les couloirs plus longs qu’une vie humaine », la journaliste écrivaine turque fait affleurer les événements bruts en mauvaise roche, toute stratifiée, crevant la surface du chromos ici et là dans leurs violences inouïes, insoutenables. Sous une tenture à la Shakespeare, une histoire toute modelée par la haine… « Nous avons commis, dans ce pays, un crime si atroce que ceux qui en ont été les victimes ont trouvé ces mots pour le nommer ‘Grande Catastrophe’, nous avons éradiqué un peuple. (…) Ces Arméniens dont depuis un siècle nous annonçons, à grands cris et à grand renfort de pancartes, d’insultes et de balles, que non, ils n’ont pas été assassinés sur notre sol. Appelée par certains « la Grande Catastrophe », en un renversement négationniste, elle est « insultes faites à nos bien-aimés ancêtres », « racisme du lobby arménien ». « Bâtard de lait, bâtard de sang », clame l’État turc. Génocide arménien, terre crevée de fosses, flashs en déflagrations : « Un monsieur en costume, rasé de près, dit en voyant le portrait de Hrant à ma boutonnière : ‘Un Arménien ? Bien fait pour lui !’ » Et puis, « ces Kurdes dont nous annonçons qu’ils n’ont pas vécu avant nous sur ces terres, ces Kurdes que nous informons, au cas où ils voudraient continuer à vivre parmi nous, qu’ils pourront le faire en se pliant à nos conditions et à nos conceptions… » « On arrête pour ‘tentative d’homicide’ les proches de gens déchiquetés par les missiles d’un F16, et pour ‘propagande’ ceux ayant rapporté l’information que des enfants ont été violés en prison… » Meral Camci, universitaire turque, arrêtée le 1er avril 2016 à Istanbul pour ‘propagande terroriste’, en raison de son soutien à la cause kurde. « La loi misérable qui dans ce pays fait du port du keffieh kurde un ‘crime’ », « l’écrasante pesanteur de vivre et d’écrire en ces jours où des hommes – dont des blessés, des enfants - sont brûlés vifs dans les caves où ils sont assiégés ». Passion de la haine et du pouvoir. « Ce sac à gravats qu’on dépose en disant ‘voici ton enfant’, ‘environ cinq kilos d’os et de chair’ », « le sort qu’on fait subir à cette mère qui attend depuis des semaines devant un hôpital en se répétant ‘un bout d’os calmerait ma peine’ »… Can Dündar, du journal Cumhuriyet, arrêté avec 4 autres universitaires, pour avoir divulgué des informations concernant des ventes d’armes du gouvernement turc aux combattants islamistes de Daesh. Le visage du crime est toujours engageant, il fleure bon l’après-rasage. « Parce qu’ils voulaient la paix, parce qu’ils ont déclaré ne pas vouloir être complices des crimes atroces qu’elle commet, la Turquie des années 2010 a jeté en prison quatre universitaires, Esra, Muzaffer, Kivanç, Meral, sur ‘ordre venu d’en haut’ ». Toujours les mêmes images : « le jardin de l’hôpital de campagne carbonisé, ses murs troués d’impact de balles jusqu’au troisième étage. (Un infirmier agitait un drapeau blanc, ils l’ont descendu lui aussi) (…) Les blessés qu’on interdit de transporter à l’hôpital. Diyarbakir centre, des policiers molestent ceux qu’ils ont arrêté pendant le meeting pour la paix » : « la Turquie joue une ‘nuit de Cristal’ à sa mesure. Les foules prêtes au lynchage envahissent en masse les rues de la ville. En une minute le siège est fait devant un nouveau bâtiment du HDP (le parti démocratique du peuple : parti d’opposition pro-kurde), des librairies aux kebabs, les ‘commerces kurdes’ sont mis à sac, un jeune qui parlait kurde est dépecé à coups de rasoir, on exige d’immoler une fille de 5 ans » ! « L’oreille mutilée de Bünyamin retrouvée dans une poubelle à Cizre, les anneaux de l’enfer » qui rétrécissent. Asli Erdogan dit que la route de l’horreur part d’Auschwitz et arrive en Turquie : « les balles pleuvent sur tout ce qui bouge, enfants, blessés, drapeaux blancs, oiseaux, sans discernement, la terre accepte chaque corps qui lui tombe dessus, elle leur donne une âme. » Ulysse a non seulement perdu son bateau mais le chemin de sa demeure, image de son âme, Exilé archétypal, le Perdu du labyrinthe. « Il y a les rapports de médecins dénonçant mille humiliations et passages à tabac, il y a un homme mort au cours d’un interrogatoire à trente-sept ans, il y a cette toute jeune fille qui a été violée, il y a les rapports d’autopsie… Mais pour ceux qui en parlent, et même pour ceux qui font leur sujet des viols et de la torture d’État, il y a partout, prêts et tout près, des lois, des verdicts et des ordres pour les incriminer de mensonge, de calomnies, de ceci, cela et d’encore autre chose. (Cette alliance sournoise qui exclut les victimes de viol en les enfermant dans leur solitude, et d’une façon ou d’une autre, finit par les traiter de ‘menteurs’…) Mais cette fois l’État de droit se montre tel qu’il est : trois policiers sont jugés pour avoir assassiné Süleyman Yeter (syndicaliste turc torturé à mort par des policiers turcs en 1999), l’un est acquitté, et l’autre, en invoquant sa ‘bonne conduite’, le recours en cassation et la loi d’application des peines, s’en sort avec un mois de prison seulement ! On ne fait même pas le procès des chefs d’équipe, et des années plus tard nous apprenons que l’un d’entre eux, qui devait ensuite monter en grade, avait déjà été jugé pour avoir pratiqué deux fois la torture, mais, conviction ayant été faite qu’il ne recommencerait plus, son nom ne figurait même plus dans les dossiers… » Ailleurs, « un tout jeune enfant soumis au supplice de l’estrapade jusqu’à la mort nerveuse… » Anniversaire des ‘Mères du Samedi’ : « regards de la foule de Beyoglu, indifférents, méprisants, parfois ostensiblement haineux… Les menottes brandies en l’air. La troupe de femmes marchant avec fierté, sans un bruit, sans scander de slogans, sans jamais pousser ne serait-ce qu’un cri. » « La supplique ‘donnez-nous juste un bout d’ongle’. Ces femmes qui cherchent désespérément les dépouilles de leurs enfants, dépouilles pour la plupart marquées d’atroces sévices, brûlées, torturées… » « N’avez-vous jamais attendu quelqu’un dont vous ne saviez pas ce qu’il était advenu ? Des heures, des jours, sans lâcher des yeux le téléphone, envahi d’espoirs déçus et de doutes affreux chaque fois qu’il sonnait. » Où est la tombe de l’être aimé, si ce n’est dans le vol de l’oiseau ?

Le seul héroïsme possible, ajoute Asli Erdogan, est de ne pas pleurer.

Jean-Baptiste Kiya


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