Même la mouche vomit

28 décembre 2017, par Jean-Baptiste Kiya

La Disparition de Josef Mengele par Olivier Guez, éditions Grasset.

Sur la route de Thèbes se tenait le Sphinx (corps de lion, ailes d’aigle, visage de femme). Les passants, les voyageurs, les commerçants qui se rendaient à la ville ne pouvaient y échapper : il fallait l’affronter. Le Sphinx posait une énigme, et si l’interlocuteur ne pouvait répondre, il était dévoré. L’énigme était : « Je marche à quatre pattes le matin, sur deux à midi, et sur trois le soir, qui suis-je ? »

La question que le monstre posait était celle de la monstruosité : il ne pouvait y avoir guère qu’un monstre pour marcher à quatre pattes, puis à deux et enfin à trois au long de la journée.

Homme, qui es-tu ? es-tu incapable de voir que le vrai monstre, c’est toi ? Es-tu aveugle au point que tu es incapable de te voir dans le miroir vrai de ta propre folie ? Celui qui ne sait pas qui il est voué à sa propre disparition. Il en va du destin, l’ananké, auquel l’Homme est attaché,.

Vint Œdipe, et il répondit : « L’Homme. Car à l’aube de sa vie, il avance sur ses quatre membres ; adulte, il marche sur ses deux pieds ; et âgé, il se sert d’une canne ». Il répondait, Œdipe, que l’homme n’est monstre que s’il ne sait pas se voir lui-même dans le reflet de son propre questionnement. Il disait, Œdipe, que, tant que l’homme ne saura pas résoudre les énigmes du monde, il ne sera que monstre. L’homme n’est qu’un monstre s’il n’a pas la pleine conscience de lui-même, c’est-à-dire s’il n’a pas conscience qu’il est lui-même monstre et qu’il naît monstre.

En disant ‘Je suis un Homme’, faisant œuvre de réflexion, étymologiquement de retour sur soi, Œdipe renvoyait le Sphinx au statut de monstre. C’est alors que, pris à son je(u), il se jeta du haut des murs de l’enceinte de la ville dont il faisait le siège, et périt.

Jan Himmelstreope réfléchissait à la figure immémoriale d’Œdipe, puis il reprit le livre jaune canari « Das Verschwinden von Josef Mengele » et se remit à sa lecture.

Adolescent, il avait dressé une liste sur un cahier jaune aussi qui portait en titre :

“LISTE DES CHOSES À FAIRE AVANT DE MOURIR”.

Au premier tiret, était porté :

« Essayer de comprendre Josef Mengele ».

L’homme est-il le monstre que dit l’énigme du Sphinx ?

Dans le Boeing 747 en partance d’Antananarivo, il avait discuté avec son voisin un Français de la Seconde guerre mondiale, de la biopolitique nazie, et du darwinisme social. Le Français lui avait cité Victor Hugo : « On résiste à l’invasion des armées, on ne résiste pas à l’invasion des idées ». Il avait dit qu’il venait d’une famille de gauche, et pourtant : « Il y avait du fascisme dans mon père, une forme de fascisme qui m’a imprégné aussi ». Son père, si irascible et suffisant, avait un jour lancé à sa belle-mère concernant son premier fils qu’il allait « en faire un hyper-agressif. Parce que dans la vie, il faut se battre pour y arriver ».

L’Allemand eut envie de s’excuser, il ne confia pas qui était son arrière-grand-père, ni les raisons qui l’avaient amené à faire des démarches auprès des services du standesamt KVR bureau pour changer de patronyme et s’appeler “Himmelstreope”.

« Certains êtres vivent dans la clarté, lui avait dit le Français. Moi, mon bégaiement était une espèce d’ombre. J’ai grandi comme ça dans l’ombre du langage. Dans le repentir continuel, dans un flottement permanent du dire. C’est comme ceux qui, à l’armée, se tirent dans le doigt pour ne pas avoir à tirer, tu comprends ça ? »

Son haleine sentait le vin.

Madagascar, Jan avait pris un antipaludéen, le Lariam, ça l’avait rendu malade, il avait la courante. Dès qu’il mangeait, tout partait. Sa copine de Diego, alors qu’il s’absentait régulièrement pour aller aux toilettes, lui lança soudain hilare : « Mangélé, mangélé, mangélé ! Ah ahahaha ! » Jan en était devenu blême : comment pouvait-elle savoir ? Par quelle magie lui jetait-elle à la figure le nom honni, de celui qu’il avait nié toute son existence, et dissimulé ? “Mengele, fils de Mengele, tu ne seras jamais qu’un Mengele… Ahahaha !” Il s’était levé d’un bond, et était parti s’enfermer dans sa chambre d’hôtel. Le lendemain, il embarquait en taxi-brousse pour Tana, de là Bonn, Allemagne.

Jan dans l’avion se remémora son fils de son premier mariage, alors âgé de 6 ans, tandis que celui-ci embrassait une effigie du bonhomme Noël.

« Tu sais, tu n’a pas besoin de croire au Père Noël… Ce n’est pas lui qui t’offre tes cadeaux, c’est moi ».

Son fils le regarda les yeux pleins de larmes : « Le Père Noël ?… Pourquoi ? il est mort ? Alors, je n’aurais plus jamais de cadeaux ?… »

Jan referma le livre de Guez qu’il avait achevé pour se plonger le visage dans ses mains, de grandes mains de chirurgien, et il se lamenta à voix basse :

« Nein, wir wissen es immer noch nicht… »

Jean-Baptiste Kiya

Vous renvoie à la lecture numérique du conte de Noël du chroniqueur de cette rubrique : “Frédéric - Arnaud”, sur le site du JIR, clicanoo.re, rubrique “Culture & loisirs, littérature”, conte illustré par Benoît Bourget.

+ “La Gazette du patrimoine cauchois” n°50, 2e semestre 2017, 2e partie de l’article “Les Autoportraits de Charles Angrand (1854-1926), Aspects des expressions du soi” du même.


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