Par un reste d’infamie, le nom, ti bout’chandelle

10 novembre 2016, par Jean-Baptiste Kiya

La vraie couleur de la vanille de Sophie Chérer, éditions L’École des loisirs, collection Médium – et exposition Vanille Bourbon, « l’or noir de La Réunion », actuellement à la médiathèque de Sainte-Marie.

Celle qui était appelée, de manière rabaissante, la ‘marieuse’ (toute dénomination est politique, n’est-ce pas ?), reconnaissait volontiers que le travail qu’elle avait à fournir était minutieux et fatiguant : « Avec un’ aiguille mi soulève la p’tite langue sous la fleur pour ensuite poser la tête sur la poudre, mais i faut pas que la poudre i égrène, sinon l’opération l’est foutue. » Pour préciser : « Mi allais au champ vers 7 heures car la fleur té lève presque en même temps que le soleil, mais une fois que la fleur l’est fécondée, le soir même li té fané. Le lendemain n’avaient d’autres té repoussent, c’était un travail à chaîne », du lundi au dimanche, accomplissant le geste millénaire initié par un jeune esclave de douze ans en 1841 pour polliniser la vanille. Un nom avait été donné à cet esclave : Edmond. On ne lui avait guère donné que cela, car sa vie comme sa découverte lui furent volées. Les gros blancs qui avaient pris l’habitude de s’accaparer le fruit du travail des esclaves firent le nécessaire pour le faire disparaître, il n’eut pas de tombe à son nom qu’on tenta de faire disparaître. Lépervanche, en 1918, faisait le constat : « Les vanillards que sa découverte couvrait d’or n’avaient jamais songé à lui jeter un morceau de pain ». Edmond n’eut guère que le tort de pousser à l’ombre des fruits empoisonnés du racisme et de l’esclavagisme, il mourut dans le plus extrême dénuement, tandis que la production de vanille se portait à merveille et remplissait les caisses des propriétaires et des spéculateurs.

La plante avait un beau nom de fille, « vanille » (la dernière épice à être conquise était une orchidée), mais pour les esclaves la nominalisation tenait lieu de normalisation et de disparition, ou pour mieux dire de refus, comme l’explique Sophie Chérer :

« Là où les botanistes baptisaient les fleurs, les arbres et les buissons de noms sonores comme des bijoux (qui pour honorer une épouse, une fille ou une maîtresse, qui pour décorer un collègue et qui pour se flatter soi-même), les maîtres donnaient aux Noirs des noms comme des coups.

Certains pratiquaient l’ironie. Ils les affublaient de noms de dieux, d’empereurs ou de héros, Jupiter, Adonis, Pompée, Charlemagne, pour mieux les traiter en sous-hommes. De noms de vertus, Minutie, Généreux, Franchin, pour mieux leur infliger leurs propres vices. Ou de noms de villes lointaines, Coblence, Bayonne, pour mieux les clouer là, les empêcher de fuir. De noms de mois de l’année ou de jours de la semaine, Janvier, Avril, Mardi, Jeudi, pour mieux leur interdire de jouir du temps, des saisons et des heures. » Et l’auteure de conclure : « S’ils baptisaient ainsi leurs esclaves, c’était paradoxalement, pour ne pas être tentés de les appeler vraiment. Les interpeller, c’était les considérer. Leur parler normalement, c’était faire d’eux des humains à part entière. Il y a des phrases, il y a des mots qu’on ne dit pas à quelqu’un qui porte un sobriquet ». On n’aurait jamais dit aux esclaves qu’on leur volait non seulement leur vie mais le produit même de leur vie.

Edmond fut nommé Albius, car, dit-on, la fleur du vanillier est blanche. C’est « albus » qui désigne un blanc mat, qui est la pâleur aussi, le blême. Albius, lui, est un comparatif, au neutre, comme peut l’être une fleur, il prend cette forme au vocatif : « Eh, chose ! » C’est un Noir qu’on appelait ainsi : « La chose la plus blanche », dans une langue qu’il n’avait pas apprise, un nom qui sonnait comme un double exil, comme un camouflet.

1848, au décret : « L’attribution de patronymes aux affranchis est une urgence absolue. Un délai de deux mois au plus doit s’écouler entre la promulgation du décret d’abolition et son application. »

Sophie Chérer précise : « À Sainte-Suzanne, les nouveaux affranchis sont près de quatre mille et les employés aux écritures de la mairie, deux seulement. Contenir tout ce monde qui arrive en pagaille, sans rien respecter des horaires ni des formalités, parce qu’il ne sait pas lire, et n’obéit qu’aux coups ? Impossible. Les bureaux de la mairie de Sainte-Suzanne devenaient trop petits, ils n’y suffisaient pas. Il eût fallu pousser les murs. Un officier communal éclairé suggéra de sortir les meubles en pleine rue, et d’affranchir à la chaîne. Des bustes et des codes font office de presse-papiers contre le vent qui décoiffe. Chaque esclave doit débourser deux francs pour obtenir son extrait d’état civil ».

Instructions de la Commission : « Attribuer des noms variés à l’infini par inversion des lettres de certains mots pris au hasard. » Des noms qui doivent faire disparaître « toute trace de l’esclavage ». On donne un nom aux enfants, ces gens étaient une nouvelle fois considérés comme des enfants : on leur avait imposé une langue, on leur imposait alors un nom. Ils devenaient les enfants du hasard, sans passé, les nés du décret, fruits d’une génération spontanée, aussi vite apparus que disparus. Un tour de passe-passe. Le nom « Albius » fut affublé au jeune savant au teint d’ébène, puis suivirent au registre d’autres appellations non moins infâmantes : Gouacide, Macabée, Satan, Bonarien, Lapuante… C’était dire en quelle estime le personnel de la Mairie tenait leurs nouveaux concitoyens de couleurs. On ne changeait que de forme, l’esprit en était gardé.

Jean-Baptiste Kiya


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Messages

  • Bonjour. Le peu de "considération" pour les hommes et femmes noirs se révèle aussi dans le traitement inhumain qu’ont subi à la même époque les enfants du pénitencier de l’îlet à Guillaume (1864-1879). Bruno Maillard compare les conditions de détention de ces enfants dans ce qu’il faut bien appeler un camp de travail, aux camps hitlériens ou staliniens. ( "Ils sortiront des hommes". Les enfants du pénitencier de l’îlet à Guillaume (île de la Réunion) https://criminocorpus.revues.org/1770)


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