Une encoche de pierre

23 mars 2017, par Jean-Baptiste Kiya

Les Larmes de Pascal Quignard, éditions Grasset.

L’adulte ne pleure pas moins que l’enfant, mais ses larmes ne montent pas, elles n’ont plus l’audace ni la naïveté du débord. Elles coulent en dedans, y résonnent en un sostenuto pour lequel le corps fait œuvre de résonance. Et cette plainte muette qui s’épuise à la fin de la respiration reprend à la suivante. Le monde est ainsi fait qu’il secrète toujours de la douleur. Est-il trop immature pour ne pas comprendre la nature dont est fait l’homme. Le chemin s’étire - qui ne connaît la forme de l’embûche ?

Le poète l’a écrit :

« Chacun n’a que sa part du monde,
Et certains choisissent la plus sombre. »

À la mesure, la huitième, le Lacrimosa s’est ouvert comme un trou béant. Le mouvement constitue une longue marche vers l’inaudible, une longue larme, rien de plus, un rien d’absolu. Dans le passage, il y a tout Mozart, jusqu’au dernier baiser, celui de la mort, qui cueille l’ultime souffle, celui qu’insufflèrent les bois de la huitième mesure.

Mozart a associé la larme qui roule et tombe à la tonalité de ré mineur qui vient de l’au-delà. Soupir de cordes :

« Celui-là sera un jour de larmes
Qui verra renaître… » Les mots sont étirés, le sourire baigné de larmes, la musique est si vieille que même la mort n’en voulait pas.

À regarder à travers les larmes du monde, il paraît trembler, devient flou. Les aveugles pleurent-ils ? Et les anges qui nous accompagnent en haut pleurent-ils sur nous ?

Un Poète a dit qu’on ne se voyait que dans ses propres larmes, que l’œil sec est celui du diable. Il dit encore qu’elles nous sont un miroir. Sans larmes, l’œil ne verrait pas. Il brûlerait comme un enfer. Regardez la pupille, rond si parfait, qui ressemble à un pays perdu, plein de montagnes et de vallées, au paradis que nous avons pu fixer.

Et la larme n’a-t-elle pas sa paronomase attachée : l’arme qui s’use à se défendre, bouclier dont le prime nom est la pitié, prisme qui se protège lui-même par une sorte de mise en garde qu’elle suscite au plus profond de nous.

Mais quand elle roule n’est-elle pas l’œil qui se donne à voir, objet de tous les regards, et en même temps regard qui se détourne ? Au retable d’Issenheim, Grünewald fait pleurer Marie, au pied de la croix : humaine, trop humaine. Marie-Madeleine, elle, joint les mains, doigts en croix, tordus de douleur. L’étudiant, aux côtés de Marie, la soutient. Soutenir les pleurs, n’est-ce pas la fonction de l’artiste ?

Si la larme figure l’œil qu’elle quitte, elle figure aussi l’œil qui quitte le corps. Si ton œil te scandalise, jette-le à terre - et tu fertiliseras le sol qui l’absorbera aussitôt pour la gloire de tes enfants et des enfants de tes enfants. La Terre est insatiable, qui accueille les larmes et les morts et les transforme en arbres avec lesquels on pourra enterrer d’autres morts, sur lesquels on pourra verser encore d’autres pleurs.

Aucun artiste n’a représenté le Christ en larmes sur la croix, jamais. La larme demeure la marque du péché, celui qui suinte et se dérobe. Sur la fresque de Masaccio à la chapelle Brancacci, Adam et Ève chassés du paradis originel pleurent.

Est-ce la larme qui rompt l’équilibre des humeurs, ou n’est-elle que la marque de leurs déséquilibres initiaux ?

La langue française est née dans les larmes et le sang, nous rappelle Quignard. Toute naissance se fait, n’est-ce pas ?, dans les larmes et le sang, liquides en échos. De la mort de Louis le Pieux jaillirent l’allemand et le français ; les cendres de la défaite de leur frère aîné Lothaire Ier à Fontenoy-en-Puisaye leur servirent de fonds baptismaux. Serments de Strasbourg, 842. Par suite, l’édit de Villers-Cotterêts, 1539.

Du Bellay a écrit la « Défense et illustration de la langue française », en 1549. Le français est capable, écrivait-il, « de quelque chose plus hault et meilleur style que celuy dont nous sommes si longuement contentez ». Sébillet prônait l’imitation des Modernes (Marot, ou Scève), tandis que La Pléiade s’en remettait aux Anciens et boursouflait artificiellement le français de calques grecs et latins, « probablement au détriment du vocabulaire décanté par l’ancien français » (soulignait Jean-Claude Bologne).

L’élan, l’ivresse pour ainsi dire, furent tels qu’ils menèrent à la proclamation de Rivarol : « Ce qui n’est pas clair n’est pas français », autrement dit la justification des conquêtes et de la colonie.

Avant qu’elle ne s’enorgueillisse comme un paon, le texte roman des Serments constitue « l’acte de naissance de la langue française ». Il est une des premières attestations écrites de l’existence d’une langue romane en Francie occidentale. In lingua rustica, dans leur langue rustique. Pierre de Rosette de l’Europe, avec ses trois langues, latine, allemande, française : Argentariae Sacramenta, Strazburger Eide, Serments de Strasbourg.

« Le premier texte français se termine par une sublime double négation (analyse Quignard) qui est une terrible imprécation d’ostracisme en cas de parjure.
En nulle aide ne serai.
Ni je ni nul ».

Le premier texte créait du même coup la figure du traître éploré qui hante les lettres françaises, et dans lequel on se reconnaît le mieux.

Au sein des « Larmes », la page a la réverbération de la neige, et le lecteur s’y enfonce à chaque pas.

Jean-Baptiste Kiya

À Anne-Gaëlle.


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