20 désemb

Bourbon pointu (1)

19 décembre 2015, par Jean-Baptiste Kiya

La rubrique « Café-péi » rassemble des contes et des nouvelles évoquant La Réunion à parution les mardis et samedis durant la pause estivale.

Pour ceux qui n’ont pas plus de vacances que le bout de leur ongle, ceux qui n’ont pas les sous marqués pour sauter la mer, mais qui ont envie de s’échapper un peu sans billet d’avion ni bateau vomis, pour ceux-là d’abord, ces récits qui tenteront de proposer une autre façon de voir l’île, avec l’espoir d’agrandir les paysages, d’ouvrir des perspectives : défense et illustration de l’identité culturelle réunionnaise avec, en creux, une mise en garde contre l’acculturation des masses, qu’elle soit affichée ou feutrée.

Une fois sollicitée, en des termes qui convenaient, dimanche après la sieste, l’autorisation de disposer de leur temps libre, les garçons s’échappaient dans la campagne comme un vol de ménates hors de la cage. Selon la saison, ils dévalaient la pente en direction des arbres fruitiers, se mettaient en guerre, non loin du dépôt aux épices, contre le Turc ou le Chinois, armés d’épées de bois, chapeautés de cuir comme des mousquetaires, ou sitôt que les alizés de l’été se mettaient à souffler, couraient à faire virevolter des cerfs-volants en plein ciel, tandis que les palmes chaviraient et que les stipes faisaient opiniâtrement oui de la tête.

C’était une grande affaire que de construire un cerf-volant, un bon mois y était consacré. On commençait par trier des palmes de cocotiers qu’un esclave jardinier avait soin de couper. Scrupuleusement dénudées, les nervures étaient lavées au ruisseau puis séchées. Une autre plus grande leur était ajoutée : s’agissant de la flèche, son usage était de percer le ciel. L’armature était solidement arrimée – le squelette, disaient-ils. Dès qu’ils en parlaient, de façon à n’être entendu de personne, il n’était plus question que du « cerf », tant pour eux c’était quelque chose de vivant et de sauvage.

Pour l’habillage, il fallait d’abord pénétrer dans le bureau de l’habitation, sans se faire attraper. Ils dérobaient du papier à lettres, du papier à musique. Sur ces feuilles de papier vergé, les garçons, à la plume d’oie, s’appliquaient aux pleins et aux déliés, à rédiger des imprécations aux vents et au ciel, afin qu’elles pussent porter le cerf-volant au plus haut, au plus près de Dieu.

Des discussions infinies et passionnées sur le choix des rimes, assonances et quatrains - des discussions de poètes-, étaient menées dans le secret odorant d’un atelier aux épices.

Comme ces deux choses se tiennent, n’est-ce pas ? : faire un poème et faire un cerf-volant. Il faut mettre bout à bout des mots, les coller avec de la syntaxe et des rimes, pour que ça aille résister au large. Et puis pareillement on lance le poème de sorte à ce qu’il puisse être emporté au plus haut.

Sonnets calligraphiés, imprécations aux alizés, les feuilles étaient collées sur l’armature, avec de la farine et de l’eau chauffées. Trois fils complétaient le « cerf », c’était le « messager » destiné à le maintenir en équilibre. Les garçons en testaient alors du plat de la main la stabilité, le faisant tanguer : ils retiraient la main, d’un coup, la prise d’air étant commentée à l’infini. Nénaine avait la charge de fournir des bandelettes de chiffon, qu’on voulait chatoyantes. La longueur de la queue était l’objet de controverses. Trop courte, le cerf-volant se mettait à vriller ; trop longue, alourdi, il ne pouvait prendre de la hauteur. Les essais concluaient la balance entre le trop et le trop peu. Pour le fil, il n’y avait de bon que le coton perlé. La pelote était subtilisée à la boîte à couture –tant pis si l’ « esclave à façon » se faisait vilipender par la maîtresse de maison-, ce n’était pas leurs affaires.

Alors le dimanche, jour du Seigneur, au redoux de la fin de l’après-midi, par temps dégagé, assurés de la qualité des finitions et du séchage, les enfants grimpaient sur la colline, s’asseyaient sur un banc improvisé, l’objet en main, et sentaient le vent. Ils patientaient. Il fallait que l’alizé soit vif et franc, sans être brutal, qu’il vienne du côté de la montagne. Si on était d’accord sur le moment, on lançait l’engin nez devant, à contre vent, puis on donnait du fil, tirant de temps à autre, à la façon d’un pêcheur à la ligne qui ferre son poisson, pour en tester la résistance pour le faire rebondir sur l’air. Le vent accroché, l’objet semblait prendre vie et danser aux coups de la bourrasque : c’était un corps à corps avec l’infini. Puis comme un paille-en-queue glissant sur l’azur, il se mettait à monter, à danser et à dessiner des signes mystérieux que seul le ciel pouvait comprendre. Alors, tirant et lâchant, les garçons tâchaient de le lancer à tour de rôle à l’assaut du ciel, cherchant les vents qui poursuivent les nuages pour le diriger vers un toujours plus haut.

(Suite au numéro de mardi).

Jean-Baptiste Kiya.


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