Saint-Denis

Journal d’un usager à l’usage du public (5)

11 août 2015, par Jean-Baptiste Kiya

Dimanche 26, Le Christ Roi :

La matinée a commencé par une manif dans le bus, avec banderoles et slogan martelé : « UN-AIR-BAG-PAR-PA-SSA-GER…, UN-AIR-BAG-PAR-PA-SSA-GER… » Défilé, seating, refrains, rien n’y manquait. Puis, les acteurs ont essayé d’arrêter le bus, il y eut de la bousculade près de la cabine du conducteur, celui-ci se défendait en hurlant : « Il est interdit de parler au chauffeur !
—  Il est interdit d’interdire ! », lui a-t-on répondu.
Ils ont fini par immobiliser le car… On est bien resté dix minutes à l’arrêt. Malgré le soleil persistant, les passagers sont restés, moitié par solidarité envers les comédiens, moitié par curiosité. Ça téléphonait. Une bonne femme en avait profité au fond du car pour faire une lessive de petites culottes qu’elle mettait à sécher par la fenêtre. Des officiels en complet veston ont pénétré, il y eut une vive discussion, en aparté, avec des gestes théâtraux, à l’emporte-pièce. Finalement, ils sont parvenus à un accord, un statu quo, comme il fut dit, une caisse fut hissée dans le car. Puis a été distribué un coussin de mousse par passager qu’on arrimait sur la poitrine à l’aide d’un gros scotch. Et le car a pu repartir en silence jusqu’au centre-ville…

L’après-midi, il y a eu un incident, un jeune énervé n’a pas voulu payer.
« Ou tu paies, ou on te jette… », est intervenu un acteur.
« Je paie pas, c’est quoi ce truc ? C’est pas un car normal, ça ! C’est le bordel… Le spectacle est trop nul, je paie pas… »
L’individu fut rapidement entouré par les participants, rapidement une musique fut mise à fond. Un vieux sega piqué, anachronique. Ils se sont tous rapprochés.
« Le calypso l’est trop compliqué,
La danse atomique y fait trop sauter.
Ma montre à toué le Sega piqué. »

Le car s’est immobilisé, près d’un terre-plain. On a entendu des choses comme : « On te préviens : La mori i trouve zaran pli sec que li ! (la morue trouve le hareng plus sec qu’elle-même…). Tu veux p’t’être un cours de danse gratis aussi ? »
Des choses moins polies sont venues, mais dites sur un ton comique : « Ou koné pa kan out ki é vid, kan il é persé, ou kwé ? Ou koné pa ou sa lo boyo lé persé ? (Tu ne sais pas où est ton derrière ?, je vais te l’indiquer.) » Puis on le vit se soulever… Le jeune a répliqué des choses incompréhensibles sur un ton de reproche. Du genre : « Eh, oh, ça va… Lès a moin tranquille… » Puis, le groupe bigarré qui l’entourait a glissé vers la sortie, les portes du car ayant été ouvertes.
« Alors, tu raques ?
—  Que dalle ! »
Le groupe est alors descendu, comme une eau qui dégouline, avec une fausse rapidité. « Hé, faut pas pousser mémé ! »

Sur le gazon, en contrebas, il y eut de l’autre côté de la vitre du bus, des mouvements de mâchoires, des haussements d’épaules, ensuite ce fut une animation chaotique, un jeu de bras, de jambes élastiques, assez lent comme dans les films au ralenti. Cette espèce de ballet dura deux bonnes minutes, avec des grimaces, des expressions grotesques. Quand ils se sont retirés, lentement, un à un, les comédiens ont laissé un corps inanimé sur le gazon, les membres écartés et tournés de manière bizarre comme un pantin désarticulé, tout à fait comique. Les passagers qui regardaient la scène, massés contre les vitres du car, les yeux exorbités, ont explosé dans un fracas de rires, d’applaudissements et d’hourras. On aurait dit une pantomime, tant les mouvements avaient été liés et rythmés. Les acteurs remontèrent dans le bus, en véritables héros, bombant le torse, sous les vivats des usagers. Le contorsionniste, en guise d’ovation, comme il ne pouvait battre des mains, se frappa la tête contre le plafond. Quand le car s’ébranla, tout le monde regardait subjugué le corps au polo rouge se dégager sur le vert du gazon. C’était beau. « Aussi beau qu’un tableau de Monet : les Nymphéas », précisa béat mon voisin.

Ce jour-là, grand-mère m’a fichu à peu près la paix. Elle a même essayé d’être aimable et m’a fait des petits gâteaux créoles qui étaient trop cuits et horriblement secs. Il a fallu tout avalé. « Sois un peu gentil avec ta mamie, mon petit, finis ton plat ! » J’ai terminé le cœur au bord des lèvres. Pour digérer, j’ai dû marcher un peu dans la ville. En entendant le muezzin se mettre à chanter dans le Saint-Denis dominical et vide, je me suis dit :
« Quelle semaine ! »

Quelques jours plus tard, comme je rencontrais un autre habitué, j’appris que le contorsionniste pendu au plafond, il ne sait même plus comment il s’appelle. Il passait même la nuit dans le car, il dormait allongé sur les barres d’inox où sont suspendues les poignées.
« Il vit dans un monde parallèle », ai-je conclu.

Ici se termine le journal. Rien de plus. La vie a repris. L’opération Car Loubadia a pris fin. Je reprends la ligne, il ne s’y passe plus rien. Ça fait tout drôle, c’est comme un œuf vide.

Ah, si ! J’allais oublier de mentionner : l’Opération a eu tellement de succès et de reconnaissance que l’Association des Pharmaciens de l’Île a l’intention de lancer le projet « mammobus », ça consiste à se faire palper les seins, à l’entrée du car, pour dépister le cancer. On m’a dit qu’ils ont l’idée de faire la même chose pour les hommes, mais ailleurs – parité oblige. J’ai hâte de voir ça.

À Romain Sainte-Rose,
parce que parfois il faut tourner le dos au monde pour mieux le voir.


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année

La kaz Tikok

23 avril, par Christian Fontaine

Promié tan, la kaz bann Biganbé navé dé piès minm parèy sad bann Maksimin, soman té kouvèr an tol. Malérèzman, siklone 48 la ni, la lèv lo ti (…)


+ Lus