Mayotte —3—

L’Udjandja

9 juillet 2013

Au village, il fallait bien quelque chose pour nourrir l’ unafiki  : tous les villages de Mayotte, à l’exception de la capitale de Mamoudzou, sont des caisses de résonance où s’amplifie la rumeur, l’ unafiki, qui est constituée de ces mensonges qui font la vérité. Le poisson qu’on a péché sur la passe, il est grand comme ça. De la daurade, on passe au mérou, du mérou au thon, au thazar, et au bout du village, on parle de requin, de monstre. Et quand le monde se déplace, on découvre une daurade, pas plus grosse que ça, pas terrible-terrible... Du fait que Madi Medhi parlait à chacun de l’état de sa maladie, du fait qu’il évoquait l’éventualité d’une intervention chirurgicale, le bruit courut qu’il était très atteint. On dit à Mayotte : «  Lahi nuka, lijambwa  : Quand ça sent, c’est qu’il y a eu un pet  », ce qui signifie que les « on-dit » dans tous les cas ont une source fiable. Aussi quand cela revint à lui, il apprit que son état était très grave. Ça l’étonna quelque peu, mais fouetté par ce regain d’intérêt, il relança alors la nouvelle sur un mode plus catastrophique. Et finalement, amplifiée de bouche en bouche, la nouvelle l’atteignit pour la seconde fois, comme un "boomerang". C’est ainsi qu’il apprit qu’il était mort … Confortablement allongé sur un Dunlopillow-la-France –qui en valait cent fois plus que la camelote de Dubaï-, il avait entendu des gars, de l’autre côté de la paroi de tôle, dans la ruelle, discuter. Il se souleva sur un coude, se pencha, et voilà qu’il entendit son nom : «  mort tout fraîchement », disait l’un ; l’autre : « Tantôt il a une angine, tantôt c’est une allergie, une gangrène… Il a attrapé la mort, c’est tout…  » Mort ? Comment ça, mort ? C’était inconcevable... Frappé de stupeur, il lui semblait curieusement que quelque chose avait changé dans le temps qui passe, dans le silence de la maison, le bruit du ventilateur, la mouche qui bourdonne. C’était bien étrange, avec autant d’enfants…

Mais s’il était malade, en aucun cas, il ne voulait mourir. Il se leva en fin de compte, croisa sa femme qui ne lui lança pas un regard. À ce moment, il ne s’inquiéta pas.

Les ondes radiophoniques qui résonnaient dans les cases à cette époque répétaient inlassablement la chanson de Frère Momo :

«  Wa hi kodza mimba dafalgan

Wa hi kodza chitsoi dafalgan »…

En promenade, Madi Medhi se mit, traînant la jambe, machinalement à fredonner l’air : « Wa hi jamba jamba dafalgan

Aïe dafalgan ! ”… » La chanson pointait les inerties du système sanitaire mahorais qui voulait que dès qu’on ait mal quelque part -au dos, à la jambe, à l’estomac-, on se voyait prescrit du Dafalgan au dispensaire. À croire que le gouvernement français possédait des actifs dans la société Dafalgan.

Seulement personne n’écoutait ce qu’il fredonnait, personne ne commentait sa nouvelle infirmité, celle de traîner la jambe. Il s’arrêta alors pour gémir bien haut : «  Uvandre wa mwili uhodza  : un côté du corps fait mal  ». Puis il se racla la gorge, pour cracher fortement. Si personne n’entendait, c’était bien le diable. Pourtant nul chippage de derrière les rideaux. De retour à la case, sa femme ne lui avait rien préparé. Il crut devenir fou, il réclama, prit à partie ses enfants, rien ne bougea, il ne décolèrera pas. La tempête paternelle essuyée sans mot dire, il finit en maugréant par se préparer un plat, se demanda si le ramadan n’avait pas changé de date. Toquade, sans doute : ça n’appartient qu’au sexe féminin… 

Le lendemain, alors qu’il se rendit au bureau un peu en retard, pour oublier ses déboires conjugaux dans le travail. Il trouva une personne assise de toutes ses fesses sur sa propre chaise. Il alla s’en plaindre au directeur, on le regarda d’un air étrange, et on le mit à la porte : «  Et qu’on ne vous y reprenne pas !  » Maugréant, il erra de par le village, sans arriver à attirer l’attention, et quand il voyait des groupes d’hommes, il se dirigeait vers eux, mais les autres se dispersaient aussitôt. Ainsi se passa un jour, puis deux, puis quatre, et la semaine s’écoula ainsi que la suivante, sans changement notable. Invariablement, pas de repas à la maison ; le village se mettait à le fuir, pas de discussion, plus de travail. Il traînait ses journées, tantôt sur le bord de la plage à bousculer les galets, moitié boudant, moitié inquiet, tantôt dans le lit à contempler ses doigts de pieds, ou dans les ruelles à pousser la poussière. «  Bâtard de bâtardise ! Soit c’est comme si j’étais le seul à exister, soit c’est comme si j’étais mort…  »

Il lui semblait qu’une sorte de folie avait contaminé l’atmosphère. C’est comme s’il entendait à nouveau le refrain de ce vieux prof bordélisé qu’il avait eu en 4e : « VOUS ÊTES DES MALADES ! CE N’EST PAS UNE CLASSE, C’EST UN HÔPITAL ! »

« Chérie ! Où tu as mis la clé ? J’ai faim, moi ! » Sa femme s’éloignait dans la rue. Elle ne lui donna pas même un regard, elle disparut en courant.

Il avait maigri ! La glace lui montrait qu’il avait perdu son beau ventre, et des fesses : «  Et maintenant voilà venir l’anémie … » Pas âme qui vive dans le village, il suivait ses savates. Les ruelles défoncées attendaient toujours les élections. Un peu déboussolé, ses pas le menèrent au cimetière. Il fut étonné : tout le village était là. Poings sur les hanches, on le regardait. On l’attendait.

(Suite au numéro de vendredi)

Jean-Charles Angrand.


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