Plateau-Caillou

Un jeudi comme un autre (2)

18 août 2015, par Jean-Baptiste Kiya

Je m’étais laissé lentement gagner par le sommeil. Et puis, au milieu de la nuit, un bruit de crissement de pneus m’a réveillé, ponctué d’un bruit mat côté rue, suivi d’une longue note aiguë et ridicule. Sans doute, un chien qui venait de se faire percuter par une voiture. Je crois avoir dit dans un demi-sommeil : « Quel idiot de chien ! » Le cri s’est poursuivi par intermittence, il s’est déplacé sur la droite, comme en pointillé, et il est venu se ficher derrière les rideaux. La bête avait dû se traîner sous les arcades et venir se réfugier dans le parking plein de voitures à cette heure pour s’exprimer tout à son aise.
Je me retournais du côté du mur, et j’ai dû dire quelque chose comme : « Manquait plus que ça…
- J’espère qu’il va s’en aller, répondit la voix de ma femme.
J’ai renchéri : - Qu’il aille mourir ailleurs ! » Et je me suis retourné.
Il y eut des jappements, des hurlements sur un ton, puis sur plusieurs, des aboiements prolongés, multipliés, irréguliers, et je crois que je me suis rendormi…

Je ne sais pas combien de temps j’ai dormi, mais la voix de ma femme m’a réveillé : « Maudit clébard, il a l’arrière-train défoncé... »
J’ai tourné la tête du côté de la voix, je vis ma femme debout en chemise de nuit, le visage qui regardait par la fenêtre ; pour mieux observer, elle avait écarté les rideaux.
« Rendors-toi, chérie.
- Pas possible avec ce boucan, fit-elle en se recouchant. J’espère que quelqu’un va le chasser ! »
Les plaintes du chien qui agonisait semblaient grossies, amplifiées par le silence de la nuit. J’avais du mal à retrouver le sommeil. Ma femme se tournait et se retournait à côté de moi, remuait les draps, je l’entendais soupirer. Elle avait chassé la couverture de mon côté, il semblait faire plus chaud encore, je me mettais à transpirer, regardant du côté de la fenêtre, je vis qu’elle avait fermé le double vitrage. Il faisait trop chaud. Impossible de fermer l’oeil.
« On ne peut pas ouvrir la fenêtre ? on étouffe… 
- Avec ce bruit, pas possible… », objecta ma femme.
À chaque plainte du chien, elle frappait du pied le matelas. Ça en devenait pénible. Il n’avait qu’à mourir ailleurs, ce chien ; et laissez les braves gens dormir.
« Non, mais tu entends ça ? Il faut appeler la DPE, pour l’enlever...
- Plus maintenant, ai-je fait, c’est la C.C.C.O. qui s’en charge, la Communauté des Communes de la Côte Ouest. Mais à cette heure, il ne doit y avoir personne.
- Qui va nous en débarrasser ?, souffla-t-elle. Moi je travaille demain ! »
Et d’un élan : « ...Oh-là-là, dans quel état je vais me réveiller demain. »

Le hurlement redoublait, pas moyen de dormir. La bestiole agonisait et souffrait. Et surtout, elle tenait à le faire savoir. Je me levai boire un verre d’eau dans la cuisine, de là on ne voyait pas le chien, il était caché par une voiture, mais des fenêtres étaient allumées, comme jamais à cette heure. Il devait en empêcher plus d’un de dormir... Dans la chambre, je trouvai ma femme, assise au bord du lit, la tête dans les mains :
« Comme je suis fatiguée !... je ne peux pas dormir avec ce bruit... »
Elle ne tarda pas à s’affaisser à côté de moi.

La douleur de la bête raisonnait sous les arcades, était répercutée par l’octogone irrégulier de la résidence, et se perdait dans la nuit pour repartir en longues plaintes déchirées qui retombaient inaudibles sur les tôles des voitures. Si seulement le bruit devenait régulier, on pourrait se rendormir, mais d’autres plaintes suivaient, toujours plus lamentables que les précédentes, ça vous courait le long des nerfs, montait de l’opaque tranquillité, comme si toute paix était devenue impossible, comme si tous les chiens du monde entamaient un long réquisitoire contre l’humanité aveugle, indigne d’abréger les souffrances d’un animal, être inférieur. On aurait dit que cet hurlement multiplié inversait toute valeur : qu’elle était la seule évocation de sentiment au milieu du bloc de béton brut, fermé, inhumain, ouvrage de l’homme, si fier de lui, si enfermé dans ses certitudes et ancré dans une quiétude qui devenait révoltante. Les hommes l’avaient blessé et puis ils le laissaient là baigné dans son sang, appelant la mort - et nul ne bougeait, pas le moindre mouvement qui eut pu débarrasser le mal de la bête ; l’animal le sentait, toute cette vie humaine autour, grouillante et indifférente, ultime ironie après le choc… Tel est l’homme. La nuit était chien, la nuit était rouge sang, celui que répandait le bassin sur l’asphalte froid, et d’un noir aussi profond que le cri de la bête qui montait, qui naissait du plus profond de la gorge, depuis le ventre broyé, un cri déchirant qui vrillait l’espace, déchirait le temps, et qui tendait les nerfs comme un arc prêt à se rompre.
J’avais beau me remuer, les hurlements me rentraient dans la peau, me lacéraient au tréfonds, me poussaient inexorablement à bout.

« Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ?, finis-je par lancer du fond du lit à ma femme qui soufflait pour la trentième fois, au moins.
- C’est de ma faute à moi ?, répondit-elle avec humeur. Je travaille, moi, demain ! Je dois me lever à 5 heures ! » Elle en pleurait de fatigue, répétant : « Je travaille, moi… Je travaille… » Pour toute réponse, je la pris dans mes bras ; j’éprouvai une sensation de vide. Je me sentais piteux.

(Suite au numéro de vendredi)


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année

La kaz Tikok

23 avril, par Christian Fontaine

Promié tan, la kaz bann Biganbé navé dé piès minm parèy sad bann Maksimin, soman té kouvèr an tol. Malérèzman, siklone 48 la ni, la lèv lo ti (…)


+ Lus