Mayotte

L’Udjandja

2 juillet 2013

D’aussi loin que pouvaient remonter les mémoires, des grands-pères en grand-tantes, le petit village de Moinatrindri, perché à flanc de coteau dans le sud mahorais, était connu parmi l’archipel pour sa spécialité à nulle autre comparable. Non qu’il se consacrât, avec art, à la confection des paniers tressés en feuilles de coco, à la sculpture des pirogues à balancier, à la préparation du sel par évaporation, à la récolte du riz repiqué, ou à la tenue de voulés en bord de mer un peu avant les élections municipales. Non. Ce n’était pas non plus la fleur de l’Ylang-ylang qui poussait en grappe sur les branches tordues de ses cultures, mais l’ udjandja qui s’y épanouissait. Dans ce village, on pratiquait l’art de l’ udjandja .

Pour comprendre le mot, ou plus exactement en saisir la notion, il faut se pencher sur les expressions vernaculaires qui l’accompagnent, on lance à Mayotte «  udandja comme tigre  », «  udandja comme lapin ». C’est d’autant plus curieux que dans cette petite île, il n’y a jamais eu de tigre et guère de lapins. Ce qui fait que le mot est associé au rêve, à la tromperie, et à la liberté. À l’origine, il s’agissait de faire croire qu’il y avait des tigres dans la forêt de Mayotte et d’en faire courir le bruit afin de dissuader les éventuels ennemis de s’y aventurer. Les expressions témoignent en tout état de cause qu’insulairement, il arrive que l’imaginaire supplée à l’incapacité du réel, et qu’on peut dans cet état d’esprit -la sagacité- , être tigre ou lapin, c’est-à-dire malin dans la fuite et le détour, comme roué dans l’attaque.

Il résultait de cette réputation locale que nul n’osait s’aventurer dans le village pour affaires, pour conseil ou pour mariage, de peur d’en ressortir dépouillé, déboussolé, grugé, ce que les gens du dehors appelaient « fanafoudé ». Le bourg s’en trouvait dans une tranquillité ineffable qui attiraient makis et roussettes, et dont il était payé de retour en déjections.

Le long des ruelles en pente de la bourgade surmontée de padzas, un peu au-dessus de la mosquée du vendredi, dans le quartier du Vieux Puits, s’avançait courbé un certain Madi Medhi. C’était un petit bonhomme qui faisait un peu plus que son âge, grassouillet employé municipal, Madi Medhi était une sorte d’oiseau ventripotent qui campait sur de maigres échasses, l’ensemble faisait qu’on se demandait comment ça faisait pour tenir debout, et on le voyait toujours progresser à pas comptés, comme pic-bœuf, un uburuburu, le pied devant l’autre comme si l’oiseau avait à marcher sur ses propres œufs, et il soufflait toujours d’une voix fluette et rentrée :

« - Tsy kodzo, bâtard de bâtardise ! Oulala ! Qu’est-ce que ça tire !... »

Depuis de nombreuses années, Madi Medhi avait pris pour habitude d’être malade, constamment malade. Tantôt, il avait un mal de dos qui ne lui autorisait pas à traverser seul la nationale, alors il s’offrait généreusement le bras d’une jeunette qui attendait son taxi-brousse, et s’appuyant par gratitude de tout son poids, il serrait peu à peu le jeune bras de reconnaissance, et s’attardait à traverser la route peu fréquentée, ce qui faisait glousser les demoiselles. Certes, on avait vu Madi Medhi maudire par Allah à qui voulait l’entendre ces femelles sans salouva, serrées comme des « soucissons », et les lycéennes qui se devêtaient du kishali sitôt la porte de la case familiale franchie, mais il passait du temps à scruter ces demoiselles derrière sa fenêtre, dissimulé par l’encoignure du mur - et je vous assure que celui l’aurait vu à ce moment-là n’aurait pas reconnu le souffrant habituel qui arpentait les rues trouées du bourg. Ne se disait-il alors : «  Matso tsi haramou oungaliya tsi mbovou  : Un coup d’œil ce n’est pas mal ; regarder, c’est mieux » ?… Et telle jeunette-là, avait-il constaté, souvent avec une sorte de sans-manche moulant sur lequel était figurée une inscription incompréhensible tout au niveau de la poitrine, si bien qu’on était obligé de lire à plusieurs reprises pour essayer de déchiffrer et dont on était même tenté de suivre les lettres du bout de l’index pour en être plus sûr…

Ces intenses préoccupations à part, il ne cessait de se plaindre, accusant les diverses parties, les ressorts et fonctionnement de son corps, ce qui lui procurait matière infinie à discussions : médicaments, massages, alimentations, huiles, sommeil, évacuation… Pour les aigreurs d’estomac ou les les constipations, il avait son chapitre sur les bienfaits et défauts des brèdes mourongue, angivy, kakamoukou, gouézi au coco ou feliki gnogo dont il parlait avec bouénis et foundis . Sitôt qu’il avait mal au dos, aux articulations, il allait voir le chef du quartier et s’adressait à lui ainsi : « Ouh làlà, je me suis tourné une vertèbre cette nuit, j’ai senti comme un craquement, là… Vous sentez ? Mettez-y votre doigt. Je me suis chiffonné quelque chose là dedans. Oh, tsy kodzo ! bâtard de bâtardise… Il me faut des massages, une main experte. » Il en profitait pour brocarder la chaleur, les côtes à monter, l’ardeur du soleil, le frais, la moiteur, tout, même le redoux… puis il parlait du la sécurité sociale qui recouvrait mal, l’assurance-vie trop onéreuse, les médecins muzungus qui étaient des charlatans, les hôpitaux impossibles parce que pris d’assaut par les étrangers, enfin il s’informait du bon usage des cérémonies de patrosi . Ainsi pérorait Madi Medhi, qui n’était pas même la moitié d’un idiot.

( Suite au numéro de vendredi)

Jean-Charles Angrand.


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