La coquille vide (4)

9 janvier 2019, par Jean-Baptiste Kiya

Ainsi semblait-il absorbé dans sa lecture du magazine.

Je demeurais silencieux pour ne pas le déranger, mon regard traînant sur le bois vernis des parquets en natte, sur les meubles luisant de cire ; mes faibles connaissances en ébénisterie revenaient malgré moi : le grain du tamarin est plus affirmé, et le bois plus veiné quand il a traversé les cyclones.

Puis à nouveau, je m’attachais à l’encre de Chine qui me faisait face dans un simple cadre de bambou, non loin d’une photographie pastelisée qui représentait un « pichet trompeur  », de la manufacture de Nevers, du XVIIIe siècle, le siècle de toutes les ironies, avec des motifs de l’Astrée qui mettaient l’accent, lui, sur l’Amour trompeur. Le pichet, ainsi appelé par les historiens de l’art, car le bec verseur n’étant d’aucune utilité, en raison de ce que l’objet, susceptible de contenir une boisson, était artistiquement ajourné sur sa partie haute ; il semblait seulement pointer de son bec l’insondable ironie dont il était porteur.

L’encre de Chine, légèrement à sa gauche, représentait dans une totale simplicité Bodhidarma réalisé d’un seul coup de pinceau, la silhouette fluide était bordée d’un poème chinois que Rémy ne se fatiguait pas de traduire :
« Coquille vide
A beaucoup
Donné
 ».
De fait, il était frappant que le contour du maître fondateur zen ressemblait à une coquille évidée.

Brusquement, toujours plongé dans la revue, le visage de Rémy s’ouvrit d’un rire bruyant. Comme je lui en demandai la raison, il me répondit : “Regarde toi-même ; la dernière page.”

Des photographies de coquillages, parfaitement nettoyés et lustrés, surmontées du titre surligné : « Identifiez-nous ». En bas à droite, je reconnus dans son cadre, le portrait du fixiste Linné à son air de voir la main de Dieu dans la forme des êtres vivants. Mais l’index de Rémy désignait une coquille tout à fait anodine.

Je lus : ‘Coquille senestre. Dragage profond, 20, 8 mm, large de Saint-Pierre, La Réunion.’ Senestre ?, repris-je.

- Oui, les senestres, il y en a au monde seulement 4 espèces sur les 60 mille répertoriées. Les autres sont dextres. Senestre veut dire que leur coquille tourne à l’envers, dans le sens contraire des aiguilles d’une montre quand on les regarde par dessus, si tu veux. On ignore pourquoi. Il s’agit vraisemblablement d’une modification génétique dont on ne connaît pas la cause et pourquoi elle a perduré.

On trouve deux busycons : la Contrarium et la Perversum, plus une Sinistralia - les termes sont beaux, n’est-ce pas ? Et de manière très rare, le Chank indien, un senestre sacré. Interdit d’importation…

Il semblait à nouveau réfléchir, puis repartit de son rire cristallin.

- Et alors ?
- Et alors… ‘Identifiez-nous : natica, naticarius ?’… En fait de natica, c’est un parfait helicidae vulgaris !…
- Traduction ?…
- ...Un escargot commun.
Je me mis à rire. –Il est beau, celui-là ! Que faisait-il sous l’eau ?
- Il s’est retrouvé probablement colonisé par un Bernard l’Hermite !… Une découverte qui va bouleverser le monde scientifique !”
(‘Encore l’ironie des choses’, me dis-je.)
- En broderie, le point de coquillage est une figure des Jours anciens de Cilaos.
- Oui, et particulièrement aérien, comme tu sais. ‘L’escargot i connaît pas son z’herbe’, a fortiori un escargot vide…”

Et disant cela, il continuait sa lecture.
« Le vide se moque une fois de plus du plein », pensais-je en regardant droit devant.

La lumière des ampoules trouée par les pâles du ventilateur faisait trembler les choses.

Tout ce à quoi on attache de l’importance – et surtout les plus belles choses de l’existence - n’est que poussière en regard de la mort : telle est la véritable ironie du monde…

Jean-Baptiste Kiya.

En mémoire à mon père, collectionneur compulsif.
Dessins : J-B. K.

Pour mieux entrer dans l’esthétique et la philosophie tch’an/zen :
Recueil tch’an du crabe à huit pattes par Jean-Charles Angrand, éditions You-Feng.

Un récit qui n’est pas dédié à la justice française.


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