Hommage à Albert Jacquard

14 septembre 2013, par Alain Dreneau

Du 18 au 28 novembre 1991, Albert Jacquard était à La Réunion, à l’invitation de la Commission culture Témoignages. Il a rencontré des lycéens, et il a donné deux conférences publiques à Saint-Denis et à Saint-Pierre. Quelques jours avant, Alain Dreneau avait publié des notes de lectures sur ’Idées vécues’, un livre dans lequel Albert Jacquard retraçait les différentes étapes de sa vie.

Albert Jacquard dans un lycée à La Réunion en novembre 1991.

Notes de lecture : "Idées vécues" d’Albert Jacquard

Le récit d’une ouverture au monde

Ce livre est l’histoire d’un itinéraire. Celui qui a mené Albert Jacquard de la grand’route de la réussite sociale et du chacun pour soi aux sentiers accidentés de la solidarité avec « tous ceux qui peuplent la Terre ». Récit nourri de sincérité, qui retrace le lent mûrissement d’une prise de conscience. Mais de cette longue maturation surgit un cri d’urgence : que l’humanité, pour éviter l’auto-destruction dont sa puissance l’a rendue capable, se sauve par une véritable "métamorphose", en créant enfin une planète assagie d’où la violence meurtrière serait bannie.

Jacquard nous raconte la sienne. Sans en estomper les passages balisés — les parcours imposés —, sans prétendre même que les bifurcations — les moments de choix — n’ont pas été parfois subies, il aboutit à cette belle vérité que des idées, pour prendre force, doivent être vécues, c’est-à-dire traduites dans le langage de l’action. “Idées vécues” [1], c’est donc aussi une façon de nous dire que vivre ses idées, c’est les faire vivre. Les faire vivre par le partage, par l’engagement à leur service.

Mais le livre de Jacquard est le contraire d’un ouvrage édifiant. Pas de sermon, pas de leçon, pas de vie regardée a posteriori par le bout embellissant de la lorgnette, comme si tous les épisodes étaient à verser à un "dossier Jacquard" exemplaire... et refroidissant.

Cependant, l’ouvrage a incontestablement une vertu d’exemple. La narration est sincère, elle capte la sympathie du lecteur. Face à ce déroulement sans fard d’une vie, où l’œil critique sur soi-même est bien ouvert, le lecteur, entraîné par la démarche, se prend à s’exercer à en faire autant à son usage personnel, à la recherche du sens contenu dans sa propre existence. Sans en imposer, Jacquard nous interpelle. Pas de manière brutale. Mais finalement avec force.

« Le goût du pouvoir »

Alors, la vie d’Albert Jacquard, quel en fut le parcours ? Les premières étapes ont été celles d’une sorte de voie triomphale, celle qui consiste à « gravir des échelons hiérarchiques et à obtenir toujours plus de pouvoir ». Il "fait" l’Ecole Polytechnique (“l’X”), l’un des points culminants de la réussite scolaire en France. « J’étais engagé dans une voie dont on ne s’évade pas si facilement », écrit-il à propos de ses années de polytechnicien.

Le bilan de cette période a la saveur mesquine d’un enfermement égoïste sur soi : « Pour supporter le régime épuisant de ces classes (préparatoires), il faut un objectif : essentiellement la réussite sociale. Il faut avoir le goût du pouvoir, (...) se mettre au service exclusif d’une seule idole : soi-même ».

Premier exemple de cet enfermement : août 1945, la bombe atomique éclate sur Hiroshima, le jeune homme ne prend pas conscience de ce tournant décisif de l’histoire de l’humanité. « J’avais d’autres préoccupations. Je traversais l’Histoire inconscient, tendu vers ma "réussite" ».

Après les études, la carrière, tout naturellement. Ingénieur au SEITA (Service d’exploitation des Tabacs), puis haut fonctionnaire au Ministère de la Santé publique. En retraçant le fil de ces années "balisées", Jacquard s’attache à repérer deux forces qui jouent dans des directions opposées : l’une qui fait qu’ « il reste insensible à la dimension collective des hommes », l’autre qui le pousse à « approfondir des interrogations, comprendre des réponses toujours partielles, provisoires, (...) tirer les conséquences de cette lucidité peu à peu obtenue pour mieux (se) diriger dans le brouillard des incertitudes quotidiennes ».

L’auteur observe avec rigueur les points de repère de cet affrontement dont il fut le théâtre, de cet enchevêtrement de réflexes d’égoïsme et de prises de conscience. En 1948, Gary Davis se déclare "citoyen du monde", il envoie son adhésion. « Je n’allai pas plus loin », note-t-il. La guerre d’Indochine fait rage. Il accorde au drame une « attention épisodique ». Rosenberg condamné à mort. Il est bouleversé. Mais la frontière est posée : « Je me sentais de cœur avec ceux qui protestaient ; je ne joignais pas ma voix à la leur ».

Au SEITA, il est un temps responsable du syndicat FO. La mise au point vient, sans complaisance : « II ne s’agissait pas de solidarité et de réforme, mais de lutte parfaitement égoïste pour améliorer les avancements, les indices, les primes ».

Les deux forces

Son premier « éveil à la politique » est provoqué par Pierre Mendès-France à la fin de la guerre d’Indochine, en 1954. « Grâce à Mendès, je compris que (...) la France faisait face à un peuple, (...) que les grandioses fresques de l’"Empire français" n’étaient qu’images d’Épinal, sans réalité ». Il admire le courage politique de Mendès-France. Mais le travail de repérage continue : « Je suis resté spectateur ; l’idée de m’engager plus avant ne m’effleura pas ».

Lors de la guerre d’Algérie, même attitude décrite avec la même sincérité : « J’étais hors de tout engagement, même pas par sentiment d’impuissance, par non-nécessité ».

Début des années 60. Jacquard devient directeur adjoint de l’Équipement au Ministère de la Santé publique. Il découvre peu à peu, avec un sentiment de « malaise », qu’il n’est pas justifiable de vouloir tout évaluer suivant des critères seulement économiques, comme si « la santé » par exemple, ou « le bien-être », ou encore « la dignité » étaient des « biens économiques », comme si la vie humaine n’avait de valeur que monétaire.

Surgissent bien là sa première remise en cause fondamentale, celle de « la logique du raisonnement économique », et son premier refus, celui d’un système où « chaque être (n’est) qu’un consommateur-producteur ». L’ingénieur en chef est mûr alors pour une « bifurcation » majeure. Bifurcation majeure, et cependant dictée par les événements : sa mise au placard après qu’il eut rué dans les brancards. Il se retrouve propulsé à l’Institut national des Etudes démographiques, sans aucune tâche autre que celle... d’attendre sagement la retraite.

Le choc rend nécessaire le choix. Et Jacquard articule bien les deux : « Une bifurcation n’est pas un caprice du hasard. Elle se produit lorsqu’un choc rend nécessaire une nouvelle réflexion ou une décision. Elle s’oriente en fonction d’événements antérieurs accumulés, apparemment insignifiants. Soudain ils se lient les uns aux autres, prennent sens, (...) imposent une cohérence ». Le choix, pris aussi grâce à "l’inspiration" de sa femme, c’est de « repartir à zéro ». Il redevient étudiant, travaille d’arrache-pied, replonge à 40 ans dans les examens, et devient généticien des populations humaines.

Cette nouvelle discipline — la génétique appliquée à l’homme — change profondément la vision qu’on peut avoir des hommes et des sociétés. Première "victime" de ce «  bouleversement conceptuel » que Jacquard compare avec celui apporté par Copernic et Galilée : la notion de "race" n’a pas de réalité scientifique.

Autre victime de marque : l’élitisme, basé sur une conception totalement fantaisiste de l’hérédité [2]. Jacquard en est à fourbir ses futures armes. Il n’en est pas encore à mener son combat. Il lui faudra encore pas mal de temps avant d’être sur le pied de guerre, "guerre" menée contre les idéologues de la "Nouvelle" Droite pour réduire à néant les poisons qu’ils distillent.

Pour l’instant, il est toujours le champ des deux grandes forces, repli sur soi d’un côté, engagement de l’autre. Les oscillations souterraines se poursuivent. À l’Université de Stanford (Californie), il assiste avec sympathie aux actions des étudiants contre l’engagement militaire américain au Vietnam. Il ne se mêle pas « des affaires locales ». Mais il se promet de ne pas oublier la nouvelle découverte qu’il fait alors : « Aucune action n’est dérisoire ».

En septembre 1968, il annule sa participation à un symposium de démographie en Bulgarie, pour protester contre l’invasion de la Tchécoslovaquie. Quatre ans plus tard, il déclinera l’invitation à un congrès de génétique à Berkeley, pour s’élever contre les bombardements américains de Hanoï et Haiphong.

Mai 1968 explose. « J’étais de cœur avec ceux qui cherchaient la plage sous les pavés. (...) Pour autant je ne descendais pas dans la rue ». Mais la sortie de la coquille est proche : « La leçon ne s’en est pas dégagée pour moi sur l’instant ; mais le souvenir de ces journées (...) a définitivement changé mon regard ».

Il reste à Albert Jacquard encore un grand choc à "digérer". Ce sera celui du continent africain, de ses valeurs et de ses peuples. Sorti de ses ouvrages mathématiques sur les populations, il bute sur la réalité des hommes. « Projeté hors de lui-même », il accepte « d’ouvrir les yeux » sur « la richesse indescriptible (de) tout groupe humain ». Nouvelle remise en question de soi : « L’Afrique m’a aidé à comprendre la nécessité d’accepter les rencontres désarçonnantes ».

L’heure de l’engagement

Est venue l’heure du cocon brisé. Sa première "manif", il y participe après l’attentat anti-sémite de la rue Copernic à Paris. Depuis, bien d’autres ont suivi. Est venue l’heure des combats, l’heure de la passion du partage. Jacquard enseigne. Il lutte « pour défendre les exclus de l’éducation ». Il polémique, dans les revues, à la télévision, contre ceux qui veulent imposer les notions infondées de "races", de “tares", de "surdoué" (« Je suis le porte-parole des sous-doués », dit-il !). Il se sent solidaire dans la lutte contre l’apartheid, contre les quartiers d’isolement, les erreurs judiciaires, les emprisonnements abusifs, contre la torture... Il écrit des livres, participe à des débats dans les lycées, les prisons, les usines. Il est présent au sein du Comité d’éthique de la Science. Il est engagé dans la lutte contre l’arme nucléaire.

« Agir fait peur. On se trouve face à soi-même », prévient-il fraternellement à la fin de son ouvrage. (voir encadré) Voici pourquoi la bifurcation la plus féconde et la plus décisive est celle du « passage à l’acte ». Il en sait quelque chose, la meilleure preuve en est ce livre. Il nous le dit en toute simplicité. Il sait se faire écouter.

A.D.

« Respecter l’Homme »

Le message d’Albert Jacquard — si les développements peuvent en être parfois complexes — tient en ces deux simples mots : « Respecter l’Homme ».

La réflexion du scientifique comme celle de l’homme engagé conduisent en effet à la même interrogation : « Un homme, qu’est-ce donc ? ».

Jacquard nous dit ceci : l’homme est le fruit du lent cheminement de la nature vers la complexité de plus en plus prodigieuse de ses créations. Si prodigieuse que l’homme est un animal qui s’est doté d’une « puissance supérieure à celle des forces de la nature ».

Mais ce formidable pouvoir a conduit les hommes au bord de l’auto-destruction : pollution irréversible, épuisement des ressources, conflits réglés par la violence, risque de conflagration nucléaire. L’homme désormais a un destin unique : celui du « vaisseau » Terre.

De cette réflexion angoissée sur la survie de l’humanité sort la question cruciale : « Comment organiser autrement la planète, notre propriété de famille a tous ? ».

Il a été longuement mûri le cri, à la fois d’alarme et d’espoir, que lance l’auteur dans sa conclusion : « La Terre des hommes aujourd’hui n’est qu’une première ébauche. Il est temps, il est plus que temps, de recommencer un autre essai. (...) Pourquoi les conflits (...), entre les individus ou entre les groupes, ne seraient-ils pas résolus en excluant tout recours à la violence ? Si nous savons tirer parti de la première expérience, (...) rien ne s’y oppose, sinon notre passivité, notre acceptation aveugle du pouvoir de la force et de l’argent... ».

« ... Et surtout notre difficulté d’agir », insiste Albert Jacquard dans les toutes dernières lignes de son livre. Car il veut nous convaincre qu’un petit morceau de la solution dort en chacun de nous. Pour le réveiller, il faut « accepter de penser » et il faut « agir ».

A.D.
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