HOMMAGE À FRANCIS SAUTRON

Itinéraire d’un Réunionnais exceptionnel

Un article de Eugène Rousse

14 novembre 2003

Le jeudi 23 octobre dernier, ’Témoignages’ a exprimé toute sa peine et celle de nombreux Réunionnais à l’annonce, la veille, du décès de Francis Sautron, né en 1925 au Tampon. Après avoir retracé brièvement sa vie et son œuvre, et publié plusieurs témoignages de ses amis syndicalistes saluant en lui le Réunionnais d’exception, nous avons voulu lui rendre un hommage plus particulier, à la mesure de son immense dévouement à la cause des peuples malgache et réunionnais.
Envoyé à Madagascar en 1944 pour y effectuer son service militaire, Francis Sautron s’est, en effet, fixé dans la Grande Ile pendant vingt et un ans, où il a milité au service des travailleurs et du peuple malgaches. Après son retour au pays natal, notre compatriote est resté fidèle à ses engagements en participant aux luttes des Réunionnais pour le progrès et la liberté.
Afin de lui rendre l’hommage qu’il mérite, notre ami Eugène Rousse a bien voulu effectuer un travail de recherche sur le parcours remarquable de Francis Sautron. On lira ci-après le premier volet de ce texte, qui ne manquera pas d’intéresser tous les Réunionnais fiers de voir les meilleurs de leurs fils et filles contribuer au renforcement de l’amitié entre les peuples de l’océan Indien.

À la demande de nombreux lecteurs de "Témoignages", je me propose d’évoquer le contexte dans lequel Francis Sautron - décédé à Saint-Denis le 22 octobre dernier - a mené son action militante à Madagascar, où il a séjourné de 1944 à 1965.

APRÈS UN DEMI SIÈCLE DE RÉGIME COLONIAL

Lorsque Francis Sautron achève en 1946 ses deux années de service militaire effectuées dans la Marine nationale à Tamatave d’abord, à Diégo-Suarez ensuite, quelle est la situation dans la Grande île ?
Un demi-siècle exactement après la promulgation de la loi du 6 août 1896 classant Madagascar en colonie française, la quasi totalité des Malgaches sont traités en sous-humains, condamnés à vivre dans un total dénuement. Tandis que quelque 40.000 colons, en majorité des Réunionnais, mènent pour la plupart une vie de pacha. Cela ne peut surprendre lorsque l’on se rappelle que devant la Chambre des députés à Paris, Jules Ferry, le président du Conseil (chef du gouvernement sous la 3ème république), avait déclaré le 28 juillet 1885 : « les colonies sont pour les pays riches un placement de capitaux des plus avantageux... C’est pour cela qu’il nous faut Madagascar et que nous sommes à Diégo-Suarez et que nous ne les quitterons jamais ».
À la misère s’ajoute pour la grande majorité de la population autochtone la privation de liberté.
Le travail forcé, codifié par le décret du 3 juin 1926 - créant le Service de la main d’œuvre d’intérêt général (SMOTIG) -, est d’une pénibilité telle qu’il est la cause du décès de 20% de ceux qui y sont assujettis ; les "requis", comme on les désigne habituellement. Ce travail forcé est toujours en vigueur bien après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en violation de la loi du 11 avril 1946 qui le supprime.

En outre, le "régime de l’indigénat" - institué par l’arrêté du 30 octobre 1904 - permet « d’emprisonner quiconque déplaît à l’Administration ». Disons enfin que l’oppression culturelle conduit à l’utilisation obligatoire du français comme langue officielle et à un appauvrissement de la langue malgache.

DE GRANDES DISPARITÉS DE TRAITEMENT

Voilà, brièvement résumé, ce que découvre Francis Sautron quelque temps après son débarquement du "Château Pavie" qui le transporte à Madagascar. Dès qu’il quitte l’uniforme, notre compatriote s’explique aisément que, dans le collège des "non citoyens" - collège des autochtones -, les trois candidats du Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM) aient pu obtenir 71% des voix aux législatives du 10 novembre 1946. Leurs deux principales revendications étant l’abrogation de la loi du 6 août 1896 et la restauration de l’indépendance malgache.
Affecté après sa démobilisation à la direction du Commissariat de la Marine à Diégo-Suarez en octobre 1946, Francis Sautron - qui occupe un emploi de secrétaire comptable - peut facilement se rendre compte des grandes disparités de traitement réservées aux différentes composantes de la société malgache. Une société comprenant grosso-modo, comme à Diégo-Suarez, quatre catégories d’individus :
- les métropolitains, peu importants en nombre, mais jouissant de droits exorbitants ;
- les Réunionnais, bien mieux traités que dans leur île, mais considérés comme inférieurs aux métropolitains. Donc moins bien payés que ces derniers ;
- les Malgaches et Comoriens ayant un travail dit "libre", dont le salaire est en moyenne vingt fois plus faible que celui de leurs homologues métropolitains ;
- les "requis", véritables galériens recrutés à des centaines de kilomètres de leur lieu d’affectation, afin de rendre difficile toute tentative d’évasion. Ces "requis", parqués dans des baraquements pour une durée indéterminée, ne reçoivent quotidiennement que 50 centimes, dont la moitié, systématiquement versée sur une caisse d’épargne, leur sera restituée lors de leur retour dans leur famille. La promesse du versement de ce pécule n’empêche toutefois pas les Malgaches réquisitionnés manu-militari de s’enfuir de leurs lieux d’exil, souvent au péril de leur vie.

POUR UNE ORGANISATION REGROUPANT TOUS LES TRAVAILLEURS DE MADAGASCAR

Désireux de participer à l’édification d’une société moins inégalitaire dans l’Île Rouge où il désire s’établir, Francis Sautron prend l’initiative de regrouper dans un syndicat tous les Réunionnais travaillant à l’arsenal de Diégo. Un syndicat qui vient se juxtaposer à une organisation affiliée à la CGT française et à laquelle ne peuvent adhérer que des métropolitains.Ce syndicat, qui revendique aussi son affiliation à la CGT et qui désire s’ouvrir aux autochtones, ne peut accueillir en son sein les travailleurs malgaches, l’administration coloniale y étant résolument hostile.
Après des discussions qui s’éternisent en raison de la terrible répression et des graves événements politiques dont Madagascar est le théâtre en 1947 et 1948, en raison également de la crise qui secoue la CGT française (scission de FO) pendant ces mêmes années, on aboutit fin 1948 au résultat suivant : à Diégo-Suarez, est créée une section syndicale affiliée à la CGT française. Cette section regroupe les citoyens français et les travailleurs malgaches ou comoriens dans deux comités distincts, ayant respectivement à leur tête Francis Sautron et André Totovahiny.
À vrai dire, au plan syndical, en dépit des efforts de Francis Sautron visant à la suppression de tout cloisonnement, on n’enregistre en 1948 à Diégo-Suarez aucun changement par rapport à ce qui existe dans la Grande Île depuis le 12 décembre 1943, date de la constitution de "l’Union des syndicats CGT de Madagascar". L’organisation se dote alors de deux secrétaires généraux : Pierre Boiteau pour les Européens et Joseph Ravoahangy pour les Malgaches. En dépit d’une telle division, Francis Sautron consacre l’essentiel de ses loisirs à la défense et à la formation syndicale de tous les travailleurs de Diégo, quelle que soit leur origine ethnique.
Le 1er mai 1950, notre compatriote prend l’initiative de célébrer pour la première fois la Fête du Travail par un grand défilé dans les rues de Diégo. Chaque année, cette manifestation revêtira un peu plus d’ampleur, malgré la division syndicale, les pressions et les menaces.
En novembre 1950, Francis Sautron doit gérer un conflit qui débouche sur un arrêt de travail des travailleurs de l’arsenal d’une durée d’un mois ; cela, malgré les menaces de licenciement et d’emprisonnement ; cela, malgré les porte à porte des curés en vue de dissuader les travailleurs de « suivre les communistes ».
Cette grève de 1950 - qui coïncide très exactement avec celle des dockers du port de La Pointe des Galets à La Réunion - est suivie d’autres grèves, notamment celle de février 1953 d’une durée d’un mois.

LE SYNDICALISTE RÉPRIMÉ

Pour avoir pleinement assumé ses responsabilités syndicales, Francis Sautron s’expose évidemment à la répression : chaque grève s’accompagne pour lui d’une mutation.
Un fait parmi tant d’autres mérite d’être rappelé : en 1953, la CGT française l’invite à un congrès ; le syndicaliste sollicite par écrit une autorisation d’absence qui lui est accordée par son chef. En plein congrès, à Paris, il apprend qu’il est licencié pour « avoir quitté clandestinement le territoire malgache ».
Sautron dénonce alors cette mesure arbitraire devant les députés réunionnais présents à Paris et devant les dirigeants de la CGT. Dès son retour à Diégo, il protesta également auprès de l’amiral "Richard" Evenou, signataire de la lettre de licenciement. Il est finalement suspendu sans solde pendant trois mois. L’année 1956 est marquée par une métamorphose de la CGT malgache. Lors de son 3ème congrès, qui se tient à Tananarive du 11 au 15 août, cette organisation décide de se transformer en "Fédération des syndicats des travailleurs de Madagascar" (Firaisan’ny sendikan’ny mpiasan’i Madagasikara), dont le sigle "FISEMA" est bien connu des Réunionnais. Ce nouveau syndicat décide son affiliation, non à la CGT française, mais à la Fédération syndicale mondiale (FSM).
La FISEMA, qui s’implante solidement dans toutes les provinces de la Grande Île, regroupe tous les travailleurs et compte parmi ses dirigeants Francis Sautron et Gisèle Rabesahala, une militante particulièrement compétente et qui, aujourd’hui, à 74 ans, reste très active dans la capitale malgache. C’est d’ailleurs grâce à son concours que le présent texte a pu être rédigé.
Dès sa création, la FISEMA ne cache pas que pour elle, la promotion des travailleurs malgaches passe nécessairement par l’indépendance complète de Madagascar. En conséquence, elle entend s’impliquer dans la vie politique du pays.

« CONTRE LE COLONIALISME ET LE CAPITALISME »

Les élections municipales du 18 novembre 1956 offrent à la FISEMA l’occasion de s’engager sur le terrain politique.
Pour la première fois dans l’Histoire de Madagascar, ces élections - prévues par la loi cadre du ministre de la France d’Outre-mer Gaston Defferre adoptée par le parlement français le 23 juin 1956 - ont lieu au suffrage universel et au collège unique. À Diégo-Suarez, Francis Sautron porte en cette fin 1956 une double casquette : celle de leader de la FISEMA et celle de leader de l’Union du peuple malgache (UPM), une formation politique qu’il a portée sur les fonts baptismaux en septembre 1956.
C’est au titre de responsable de l’UPM qu’il conduit une liste composée de militants de la FISEMA et de l’UPM aux élections municipales qui ont lieu le 18 novembre 1956 dans le grand port malgache. Cette liste, sur laquelle figurent 2 Réunionnais et 29 Malgaches, se donne pour objectif prioritaire la « défense des populations opprimées par le colonialisme et le capitalisme ». Il n’est pas inutile de signaler que le second de la liste Sautron est Justin Bezara, ex-sénateur MDRM qui n’a jamais pu siéger au Palais du Luxembourg à Paris, en raison de son arrestation arbitraire au début de l’insurrection malgache de 1947, suivie de sa condamnation en 1948 par la Cour criminelle de Tananarive lors d’un simulacre de procès. Comme à La Réunion à la même époque, la campagne électorale se déroule à Diégo dans un climat de violence. Convoqué au bureau de l’amiral commandant la base de Diégo-Suarez, Francis Sautron se voit sommé de renoncer à ses « activités anti-françaises ».
Cette sommation s’assortit d’une menace de licenciement. Licenciement qui est signifié à notre compatriote trois jours avant le scrutin et qui s’accompagne d’une interdiction d’accès à l’arsenal.

FRANCIS SAUTRON, PREMIER MAIRE ÉLU DE DIÉGO-SUAREZ

Malgré les pressions et malgré l’obstination du clergé à abuser de son autorité pour tenter de fausser le jeu électoral, la liste Sautron l’emporte largement sur la liste de droite lors des premières élections municipales organisées à Diégo-Suarez, en enlevant 19 des 31 sièges à pourvoir. Dans la foulée, Francis Sautron est élu maire et Justin Bezara 1er adjoint. Mais la droite, mauvaise perdante, refuse de siéger à cette première réunion, rendant caduque la délibération relative à l’élection du maire. Bien plus, les douze élus de l’opposition s’empressent de démissionner du Conseil municipal. Démission aussitôt acceptée par une Administration qui ne s’accorde même pas le délai de réflexion voulu par le législateur.
Les conditions sont donc réunies pour que le Conseil des ministres qui se tient à l’Elysée le 27 décembre 1956 décide la dissolution de la municipalité de Diégo-Suarez et son remplacement par une délégation spéciale toute dévouée à la droite.
Le nouveau scrutin a lieu le 27 janvier 1957. La droite est de nouveau battue, bien qu’elle se soit employée à perturber gravement la campagne électorale de Francis Sautron, et bien qu’elle ait eu recours à la fraude avec la complicité active de l’Administration coloniale. La liste Sautron obtient 16 sièges contre 15 à la liste de droite.
Lors de l’élection du maire, Francis Sautron recueille 20 voix, soit 4 de plus que le nombre d’élus de sa liste. Il s’agit de ralliements dus au fait qu’il jouit de l’estime de certains élus de la liste qui lui est opposée. En raison de ces ralliements, Francis Sautron peut compter sur une majorité relativement confortable.
Premier maire élu de Diégo-Suarez, le fils de l’agriculteur de Saint-Joseph à La Réunion dispose donc d’une équipe assez solide pour travailler à l’amélioration des conditions d’existence des 35.000 habitants d’une ville à laquelle il restera attaché durant toute sa vie.


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