Wilhiam Zitte défricheur-bâtisseur

28 juin 2018, par Courrier des lecteurs de Témoignages

WZ la désote la vi, tristesse et stupéfaction. Et ce sont tant d’années qui défilent, d’expositions, de paroles, d’écrits, de combats, de rires et de grincements de dents aussi, d’images, de beaux moments partagés, une infinité d’indices petits et grands que l’on capture désormais pour fixer une carte mentale du souvenir.
WZ est parti, mais son héritage, riche et complexe, reste incroyablement actif et vivace. On n’en voit pas la fin… les zarboutan ne meurent pas.

Militant pour la reconnaissance de l’identité réunionnaise, Wilhiam Zitte a développé une vaste production (peintures, sculptures, dessins, interventions dans le paysage…) réunie sous le terme générique d’« arcréologie ». Il s’agissait pour l’artiste de « débroussailler les pistes en friche ou peu explorées de la mémoire marronne », de réhabiliter l’image du Noir, par le biais notamment de ses « Têt Kaf », portraits en pochoirs ou en peinture s’inspirant des photographies anciennes d’esclaves et d’engagés ou d’images plus récentes tirées des journaux locaux. Avec comme expositions emblématiques « Fet Kaf – Tèt Kaf Ombline Maloya » à Villèle en 1992, en duo avec A. du Vignaux, sur une musique originale de Danyel Waro, « Kaf an tol » à l’ODC et Jeumon Arts Plastiques en 1994, « I rogard pa » à Arsenik en 2000… Wilhiam Zitte a entrepris de donner un corps aux absents, un visage aux fantômes, de rendre visible l’invisible. « Inverser le regard, ou plus exactement, le faire gîter », écrit JCC Marimoutou, c’est-à-dire transformer les « Kaf », longtemps objets du regard du colonisateur, en regardeurs.
Il a par ailleurs ardemment travaillé à l’émergence d’une esthétique réunionnaise, un « bardzour » de l’histoire de l’art qui prendrait ses racines non plus seulement dans la lointaine France et en Occident, mais aussi à l’intérieur de l’île et les territoires du riche foyer de civilisations qu’est l’Océan Indien…

Avec des expositions comme « Artistes de la réalité populaire » en 1992, « Nouveaux Mondes » en 1993, co-réalisée avec Antoine du Vignaux, « Pilons et Kalous » en 1994, il a mis à mal les contours de l’art contemporain, élargi les frontières de l’art établi, brouillé les catégories esthétiques (art et artisanat), et posé la question de la spécificité d’un art réunionnais dont il a participé à la gestation. Lorsqu’il devient directeur de l’Artothèque en 1995, il continue à mettre en œuvre son projet « arcréologique » et accentue considérablement les achats d’artistes réunionnais, radicalisant ses positions en faveur de la créolité, en cohérence avec un contexte politique très favorable à la reconnaissance de l’identité réunionnaise. Il s’inscrit dans la continuité de la politique d’acquisition de l’ancienne directrice, Dominique Calas-Levassor, et complète la collection avec des noms d’artistes considérés comme « mineurs » et qui, pour lui, faisaient partie de l’ensemble de la création contemporaine.
Il n’a jamais cessé d’opérer un colossal travail de collecte : œuvres, objets, textes, traces, indices, preuves à identifier classer répertorier. L’artiste s’est fait anthropologue dans sa propre société, allant chercher, dans les marges, des créateurs hors norme, ceux qui n’ont pas voix au chapitre, les marginaux, pour les exposer dans des lieux consacrés à l’art contemporain… Clerget, Jean-Mary Turpin, Jean Bénard, Louis Jessu, Roger Florian, Jean-Paul Barbier, Krilin Pounoussamy et tant d’autres qu’il classait dans la catégorie de la « réalité populaire », expression qu’il a choisie en réponse à « l’élitisme populaire » de Marcel Tavé, alors directeur du FRAC-Réunion.
En luttant ainsi contre ce qu’il appelle les « limites de qualité » imposées à l’époque par le FRAC et le Musée, et en réalisant des expositions montrant côte à côte des œuvres d’artistes contemporains et des œuvres de la figuration traditionnelle et/ou des objets habituellement considérés comme des pratiques populaires et de l’artisanat, il a bien évidemment créé quelques remous dans un secteur de l’art contemporain qui commençait tout juste à se structurer.

Il est un des artistes qui incarnent le plus toutes les contradictions du milieu de l’art créole de la fin du XXe siècle. Autodidacte curieux, en dissidence avec la culture occidentale mais nourri dans les encyclopédies, habité par la nécessité de faire vivre tout un pan de lui-même et de sa société laissé dans l’ombre, artiste en rupture avec le système et en quête de reconnaissance de la part de ce même système… Il a porté à sa manière la nécessité absolue de faire émerger un regard endogène et de lui donner une existence, la nécessité de construire une autonomie de pensée et d’être, la nécessité de rompre avec la culture de l’importation, le refus de l’impérialisme… Nécessités souvent exprimées de manière extrême en réaction face à la « radicalité » récurrente des discours institutionnels d’alors et qui avaient du mal à s’extraire de la confrontation dominant/dominé, réduisant souvent la problématique réunionnaise à une opposition douloureuse entre l’exogène et l’endogène, le local et l’universel, la périphérie et le centre, le colonisé et le colonisateur.

J’ai eu la chance de travailler à ses côtés à l’Artothèque, de l’accompagner lors de ses expéditions dans les ateliers d’artistes ou ses sites d’intervention comme à Piton Rouge, il m’a donné l’opportunité de faire mes premiers commissariats d’exposition. Nous n’étions pas toujours d’accord, il était volontiers provocateur, et les frictions étaient nombreuses. Mais il était habité par une quête et un engagement viscéral qui forçaient le respect, doté d’une grande humilité, d’un humour « uppercutant » !… et d’une réelle générosité. Nombreux sont ceux, et j’en fais partie, à avoir bénéficié de son accompagnement bienveillant, et qu’il a encouragé, exhorté à créer, écrire et dire, et finalement à prendre place, en tant que créole, dans le concert du monde.
Enfin, si aujourd’hui les jeunes artistes, et notamment ceux qui passent par les ateliers de l’Ecole Supérieure d’Art, peuvent se développer sans injonction de choisir entre La Réunion et le Monde, c’est bien parce qu’une génération de défricheurs-bâtisseurs est passée avant… Merci pour cela, Wilhiam, et pour tant d’autres choses…
Kaf is beautiful, Kreol is beautiful !
Tu as rejoint la cohorte des Razana. Que Zanahary et les ancêtres te bénissent !

Patricia de Bollivier
Directrice de l’ESA Réunion

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