Le drame des populations déportées des îles Diego Garcia, Peros Banhos et Salomon - 3 -

L’installation progressive de la base aéronavale

21 octobre 2004

La création du British indian ocean territory (BIOT) est à l’origine de la déportation des Chagossiens (voir nos précédentes éditions), et avait pour but de rendre l’archipel disponible à des fins militaires et stratégiques. En commençant par l’implantation d’une base militaire anglo-américaine à Diego Garcia.

"Malte de l’océan Indien", "Nouvelle Okinawa" ou encore "Diego Garcia, marchepied vers la liberté" : en sa qualité d’observateur de l’océan Indien, Philippe Leymarie note - déjà en 1976 - que les formules ne manquent pas dans les états-majors des grandes puissances comme dans la presse spécialisée, pour qualifier la base militaire aéronavale édifiée par les États-Unis au début des années "70" et, par la suite, sans cesse modernisée (1).
Est-il besoin de préciser que ces formules demeurent d’actualité en 2004, en dépit de la fin de la querelle idéologique et politique Est-Ouest et de l’implosion de l’Union soviétique, il y a maintenant près de quinze ans ?

Comment en est-on arrivé à cette évidente et durable suprématie du monde anglo-saxon dans la région de l’océan Indien ? Quel est plus le processus de l’implantation américaine sur la plate-forme corallienne de Diego Garcia ?

Un flash-back s’impose. Sur un plan strictement juridique, l’opération visant à assurer la militarisation de l’atoll de Diego Garcia afin de défendre les intérêts du monde occidental s’est déroulée en trois grandes étapes à partir de la décennie "60".
Chacune d’entre elles a été ponctuée par un accord diplomatique anglo-américain conclu en forme simplifiée à Londres sous forme d’échanges de notes, selon la pratique anglo-saxonne, et entré en vigueur le jour même.

Le premier traité anglo-américain signé à Londres le 30 décembre 1966 est capital : il donne le coup d’envoi d’une course américano-soviétique aux armements dans un espace maritime jusque-là considéré comme un "lac de paix britannique". Pour nombre d’observateurs, les puissances occidentales seraient chronologiquement responsables de l’extension de l’affrontement idéologique et politique Est-Ouest dans la région de l’océan Indien.
Sur un plan juridique, cet engagement international peut s’analyser en une “cession à bail” de caractère stratégique, c’est-à-dire en une technique impliquant une cession de territoire sans transfert de souveraineté.
Le but principal de l’accord est bien en effet de "rendre disponible" à titre temporaire - en fait pour une période bien déterminée mais généralement très longue et éventuellement renouvelable - et à des fins militaires, tous les îlots intégrés dans le British indian ocean territory (BIOT), lui-même dénommé "le Territoire" dans le présent traité (2).

Après avoir décrété de manière péremptoire, dans son article 1er, que le "Territoire demeurera sous la souveraineté du Royaume-Uni", le Traité dispose en effet dans son article 11 : "Le gouvernement des États-Unis et le gouvernement du Royaume-Uni prévoient que les îles resteront disponibles pendant un laps de temps indéterminé afin de répondre aux besoins éventuels des deux gouvernements en matière de défense. En conséquence, après une période initiale de 50 ans, le présent accord demeurera en vigueur pendant une période supplémentaire de 20 ans, à moins qu’un des deux gouvernements, deux ans au plus avant la fin de la période initiale, notifie à l’autre sa décision d’y mettre fin, auquel cas le présent accord expirera deux ans après la date de cette notification".

Une position géostratégique idéale

Passant outre aux objections formulées par la plupart des États riverains - notamment l’Inde et le Sri Lanka - et concrétisant une intention exprimée dans ce traité, les deux États occidentaux sont allés plus loin à la suite d’un entretien au sommet à Camp David entre le président américain Richard Nixon et le Premier ministre britannique Edward Heath. Dans un communiqué conjoint, daté du 15 décembre 1970, ils ont en effet annoncé leur intention de signer un nouvel accord en vue d’installer, non une "base militaire" proprement dite à Diego Garcia, mais une "station commune de communications par satellites" afin de combler un vide dans le système de communications des États-Unis et de la Grande-Bretagne dans une région hautement stratégique où la pénétration navale soviétique était de nature à préoccuper, à l’époque, les deux pays (3).
Formellement conclu le 24 octobre 1972 et entré en vigueur le jour même, le deuxième accord anglo-américain est appelé à rester en vigueur aussi longtemps que le premier. Mais pourquoi les U.S.A. ont-ils plus précisément jeté leur dévolu sur Diego Garcia ?

Le choix de cet atoll est compréhensible. L’île de Diego Garcia est située à proximité de quatre grandes masses continentales environnantes : Afrique, Antarctique, Asie et Australie. Portant le nom d’un capitaine portugais qui la découvrit en 1532, pratiquement inconnue du monde de la géostratégie avant 1965, très difficile à trouver sur un atlas normal et ne semblant pas, jusqu’à cette date, digne de figurer dans l’“Encyclopædia Britannica”, Diego Garcia a été choisie en raison de sa position privilégiée.

Un "porte-avions indestructible"

L’atoll est semblable à un "porte-avions indestructible" - pour reprendre l’expression de Sir Winston Churchill en parlant de Malte - à proximité duquel passent nécessairement tous les navires et aéronefs qui veulent traverser l’océan Indien de part en part. Incontestablement, sa situation stratégique de poste d’observation privilégié a été déterminante pour les deux puissances occidentales lorsqu’elles ont voulu ériger ce qu’elles ont appelé pudiquement dans un premier temps, afin de ne pas effaroucher les pays riverains, un "centre commun de communications navales" dans cette partie du monde.

Mais ses caractéristiques physiques ont également été décisives pour les États-Unis lorsqu’ils ont voulu installer une base militaire dans l’archipel des Chagos. Étendue sur la quasi-totalité de la couronne d’un atoll allongé et presque complètement fermé qui rappelle la forme d’un fer à cheval, Diego Garcia est la plus vaste des îles Chagos avec une superficie de 45 kilomètres carrés.
Basse, sablonneuse et sans relief, l’île s’étire sur 25 kilomètres. Dans sa partie la plus resserrée, sa largeur est de l’ordre de 5 kilomètres (lagon compris). Quant à la couronne récifale, elle a une épaisseur moyenne de quelques centaines de mètres et une largeur maximale de 3 kilomètres.

Elle abrite un immense lagon interne - cas plutôt rarissime dans l’océan Indien - dont la largeur extrême peut atteindre 10 kilomètres et la profondeur 31 mètres. Capable d’accueillir une véritable armada de navires de surface, y compris des porte-avions, et de sous-marins nucléaires, le lagon n’est toutefois accessible que par le Nord.

Un complexe aéronaval ultramoderne

Dans une déclaration du 5 février 1974, le secrétaire au “Foreign and Commonwealth Office” avait, par la suite, précisé qu’un document plus complet serait élaboré "en temps utile" par les deux parties intéressées et que les troupes de la Grande-Bretagne auraient la possibilité d’utiliser les diverses installations militaires édifiées par les États-Unis à Diego Garcia. Se substituant au Traité du 24 octobre 1972, un nouvel Accord anglo-américain est effectivement signé à Londres le 25 février 1976 sous forme d’un échange de notes et - comme les précédents - il est entré en vigueur le jour même.

Entièrement supportés par le gouvernement de Washington, les nouveaux travaux d’aménagement tous azimuts ont eu pour objectif de créer une véritable base militaire. Au fil des ans, cette plate-forme madréporique a été érigée au rang de complexe aéronaval ultramoderne, permanent et polyvalent, destiné à servir bien au-delà de 2016 - date d’expiration du bail initial fixé à 50 ans - et pour lequel les Américains ont déjà dépensé des centaines de millions de dollars, d’abord pour son édification, puis pour son extension et, maintenant, pour son entretien et son utilisation (4).

De fait, une décennie après avoir été l’un des pivots des raids aériens dirigés contre l’Irak pendant la guerre du Golfe, lors de l’opération "Tempête du désert" menée après l’invasion du Koweït par l’armée de Saddam Hussein dans la nuit du 1er au 2 août 1990, la base de Diego Garcia est devenue l’une des "têtes de pont" du dispositif militaire américain dans l’océan Indien, lors de la guerre engagée contre le gouvernement pro-talibans de Kaboul et les membres opérationnels des réseaux islamistes de l’organisation Al-Qaida.
Dans le cadre de l’opération "Liberté immuable", la base de Diego Garcia a été largement utilisée par l’aviation américaine - notamment par les superbombardiers B-52 - qui a pilonné de jour comme de nuit de vastes zones abritant les forteresses talibanes installées en Afghanistan, ainsi que les repaires des combattants d’Al-Qaida dans les grottes de la région montagneuse de Tora Bora dans l’Est du pays, avant de les chasser du pouvoir le 12 novembre 2001 et d’installer un régime démocratique de transition à Kaboul, dès le 24 novembre suivant (5).

Un rôle de second plan en 2004

Paradoxalement, la base militaire aéronavale américaine installée sur l’atoll de Diego Garcia ne semble pas avoir joué un rôle de premier plan dans la deuxième guerre du Golfe. Mais il faut dès à présent insister sur le fait que cette nouvelle guerre contre l’État irakien - accusé à tort ou à raison de produire ou de détenir des armes de destruction massive - ne ressemble pas à la première sur le plan de la légalité internationale.

Déclenchée après un ultimatum lancé le 17 mars 2003 par le Président George W. Bush, au mépris des dispositions les plus fondamentales de la Charte de San Francisco, sans l’aval des Nations-unies et plus précisément en violation manifeste de la Résolution 1441 adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité le 8 novembre 2002, elle a suscité les protestations les plus vives de l’opinion publique internationale en raison de son évident caractère illicite (6).

Sur le plan strictement militaire, cette opération a été conduite essentiellement à partir de multiples bases installées dans les pays arabes du Proche-Orient - comme le Koweït ou le Qatar - et à partir des porte-avions et des navires de guerre américains et britanniques présents dans le golfe Persique et dans l’océan Indien septentrional.

Violation du droit international public coutumier

Quant aux fameux bombardiers stratégiques B-52, qui ont pilonné pendant plusieurs semaines les sites stratégiques irakiens et notamment ceux de Bagdad, ils étaient stationnés en Europe et plus exactement sur la base militaire de Fairford en Grande-Bretagne (7). Il est cependant trop tôt pour en tirer des conclusions et pour parler du déclin, même relatif, de la base militaire aéronavale de Diego Garcia.

En vérité, les États-Unis semblent aujourd’hui déterminés dans leur lutte contre les attentats terroristes anti-occidentaux, plus ou moins tolérés par certains pays riverains de l’océan Indien (dont l’Irak), comme ils étaient hier résolus à freiner l’expansion du communisme soviétique dans cette région du monde.
C’est dire qu’ils ne sont pas prêts à renoncer en ce début de XXIème siècle à leur unique base militaire aéronavale installée au cœur de l’océan Indien.
C’est dire aussi, par ricochet, que les Chagossiens ne pourront pas revenir de sitôt sur leurs terres natales confisquées brutalement en 1965 par le gouvernement de Londres. Pour sa part, le micro-État qu’est l’île Maurice continuera à invoquer, comme il le fait déjà depuis 1980, la violation par la Grande-Bretagne du droit international public coutumier de la décolonisation et la restauration des droits des Chagossiens.

(à suivre)

André Oraison

(1) Voir Leymarie (Ph.), "Grandes manœuvres dans l’océan Indien. La base de Diego Garcia, sur la route des pétroliers et des cargos", “Le Monde diplomatique”, 1976, décembre, p. 19.
(2) Voir Oraison (A.), "Une base militaire américaine au cœur de l’océan Indien (La cession à bail stratégique de l’archipel britannique des Chagos aux États-Unis et la militarisation progressive de l’atoll de Diego Garcia)", RDISDP, 2002/3, pp. 223-263.
(3) Voir Rousseau (Ch.), "Chronique des faits internationaux", RGDIP, 1972/1, pp. 182-184.
(4) Voir Winchester (S.), "La plus grande base américaine du monde. Diego Garcia, ses plages et ses superbombardiers", Courrier international, 25-30 octobre 2001, pp. 52-53.
(5) Voir Harrison (S.), ""Bavures" américaines, famines et luttes de clans. L’Afghanistan retombe dans le chaos", “Le Monde Diplomatique”, mai 2002, p. 12.
(6) Voir Franck (Th.), "La Charte des Nations-unies est-elle devenue un chiffon de papier ?", “Le Monde”, mercredi 2 avril 2003, p. 18 et Pellet (A.), "L’agression", “Le Monde”, dimanche 23-lundi 24 mars 2003, pp. 1 et 12.
(7) Voir Claude (P.), "La "bataille de Bagdad"", “Le Monde”, dimanche 6-lundi 7 avril 2003, p. 3.

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