Aimé Césaire et Paul Vergès : dialogue sur la loi du 19 mars 46 - 1 -

’“Assimilation” pour moi, ce n’était pas “être semblable à”, mais “avoir une situation égale”’

19 juillet 2006

Après la présentation de ce ’document exceptionnel’ par Jean-Claude Carpanin Marimoutou dans notre édition d’hier, nous commençons aujourd’hui la publication du texte intégral du récent échange entre Aimé Césaire et Paul Vergès sur la loi du 19 mars 1946. Comme nous l’avons dit, ce dialogue par visioconférence a été enregistré le 7 mars dernier entre Fort-de-France et Paris avec l’aide technique de Françoise Vergès. Il a été présenté publiquement pour la première fois le 18 mars 2006 à la Région lors de la célébration du 60ème anniversaire du vote de cette loi abolissant le statut colonial de La Réunion et des trois autres ’vieilles colonies’. Un événement qui s’est déroulé notamment en présence de Paul Vergès, président du Conseil régional, de François Baroin, ministre de l’Outre-mer, et de Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée nationale.
Voici donc la première partie de ce dialogue, avec des intertitres de “Témoignages”.

o Paul Vergès :

- Bonjour Aimé ! À la veille du 60ème anniversaire de la loi que tu as fait voter à l’Assemblée Nationale Constituante avec Léopold Bissol, Raymond Vergès et Léon de Lépervanche (1), je voudrais te poser une question. Dans les débats d’alors, à l’Assemblée, tu évoques "la misère la plus injustifiable" dans les vieilles colonies. Penses-tu, qu’après 60 ans, les gens ont encore le souvenir de cette misère ? Ou bien les gains sociaux dans les domaines des salaires, de l’enseignement, de la santé, etc., n’ont-ils pas fait oublier ce qui existait il y a 60 ans ?

o Aimé Césaire :

- La misère ne s’oublie jamais. Quant au régime départemental, il ne faut pas oublier la géographie, il ne faut pas oublier non plus l’histoire. À quel moment de l’histoire étions-nous ? Quand je suis arrivé sur la scène politique, ce n’était pas avec des idées politiques restreintes. J’avais en face de moi un peuple qui bouillonnait de colère, un peuple qui était dans la famine, dans l’incertitude, dans le désespoir et un certain Raymond Vergès, dont le nom doit dire quelque chose au petit Paul - car il était jeune lorsque je l’ai connu -, eh bien, Raymond Vergès avait les mêmes sentiments que moi et me disait que la situation était la même à La Réunion.
Cela devenait grave. Les États-Unis étaient à nos portes, l’Amérique nous guettait et la Martinique n’avait qu’un désir : vivre et survivre. Alors, il n’y avait qu’un seul mot à la bouche, ce n’est pas dans les livres qu’il avait été trouvé, peut-être dans nos ventres ou dans nos estomacs, il n’y avait qu’une idée, une seule solution : "Halte ! Nous voulons l’assimilation". Qui leur avait soufflé ce mot ?

"Un mot impropre"

Ce mot, de toute manière, à mon avis, était impropre. Il ne faut pas uniquement tenir compte du mot, il faut savoir ce qu’il y a derrière le mot. Derrière le mot, tout le monde savait ce qu’il y avait.
Par exemple, on disait : "Voici ce que nous gagnons, alors que nos collègues en France touchent le double". Toute une série de faits de ce genre montrait que les Martiniquais souffraient d’une part de manques. Si ce n’était pas la famine, c’était une époque de très grande pauvreté. Et d’autre part, ils souffraient du fait d’un illogisme, si je puis dire, de la politique coloniale qui leur était appliquée. Et la plupart des partis - je ne sais pas si on a oublié -, y compris le Parti Communiste, ne demandaient qu’une chose, c’était l’assimilation.

"Cherchons ce qu’il y a derrière !"

Moi, personnellement, je ne suis pas enthousiaste, le mot “assimilation”, c’est un mot que je n’aime pas, parce que je sais ce que je suis, je n’ai pas dit que je suis beau, mais je ne veux être assimilé à personne. Je sais ce que je suis avec mes qualités, avec mes défauts, mes insuffisances, ma couleur etc. Le mot me paraît malheureux.
Mais quand j’étais au fait et que j’ai vu les Martiniquais de près, j’ai vu la misère, j’ai vu les souffrances, j’ai vu les enfants pieds nus dans la rue, j’ai vu l’absence d’écoles, l’absence de crèches, l’absence de toutes innovations, de transformations capitales pour l’avenir de ce pays, eh bien, j’ai revu mon vocabulaire, j’ai dit : "peu importe les mots, mais cherchons ce qu’il y a derrière !".

"Une demande générale pour un régime meilleur"

Et ce que j’ai constaté, c’est qu’il y avait une demande générale profonde, importante des Martiniquais pour un régime meilleur. Le régime qui leur paraissait le plus à leur portée était celui qui existait en France. D’autant plus qu’en France il y avait un certain nombre de réformes, des réformes sociales qui étaient en train de se faire.
Que faire ? Faire la fine bouche ? Refuser ? Confondre la place publique et l’Académie française ?
Eh bien non ! je ne l’ai pas cru. Ils m’ont expliqué, les larmes aux yeux, ce que représentait pour eux le mot “assimilation”. J’ai beaucoup tiqué encore une fois, parce que “assimilation” pour moi, c’était "rendre semblable à". Mais non ! finalement, ce n’était pas "être semblable à", mais "avoir une situation égale" à peu près à celle dont ils avaient des nouvelles et dont les bruits arrivaient jusqu’à la Martinique.

"Ce que nous voulions"

J’ai beaucoup hésité, ce n’était pas un fol entrain, mais à regarder l’état du monde, il n’y avait pas d’autres propositions possibles. Alors, j’ai déposé une loi ; elle ne me satisfait pas pour une raison philosophique, historique, tout ce que l’on veut, mais imaginez la France comme un grand gâteau avec un couteau, on prend et on fait des tranches égales, ce sont des dé-par-te-ments. Bref, peu importe, ce cas-là était certainement meilleur que le régime que nous connaissions à l’époque.
J’ai vu les camarades des Départements d’Outre-Mer, y compris le père Vergès. Nous nous sommes réunis et nous avons cherché la solution et la solution nous a été dictée par les faits : nous voulions l’application aux Antilles et à La Réunion, nous voulions l’application des lois sociales et les lois du progrès social qui était en train de se faire ou déjà fait en partie dans la France métropolitaine.

"Cela n’a pas été facile"

C’est ce qui a été fait et cela n’a pas été facile. Vous croyez que la France s’est précipitée ? C’était bon pour les discours, mais en fait ils étaient extrêmement réticents, parce qu’ils avaient bel et bien une politique coloniale d’un certain type qu’ils voulaient maintenir.
Bref, l’assimilation qui, à l’heure actuelle, nous paraît une chose néfaste, leur apparaissait, d’un point de vue humain, comme un énorme progrès. Eh bien, en mon âme et conscience, j’ai réfléchi et j’ai fini par penser que l’histoire est l’histoire, qu’il fallait ce qu’il fallait et qu’il fallait le faire au moment utile.
Le moment était venu d’obtenir, sous une forme ou sous une autre, une amélioration du sort des Martiniquais, des Guadeloupéens et des Réunionnais. Je ne dis pas que c’était parfait, il y avait un grand manque, mais le problème ne se posait pas encore en ce temps-là.

(à suivre)

(1) Ainsi qu’avec Gaston Monnerville, pour la Guyane (NDLR).


Nous, soussignés, réunis ce dimanche 12 février 2006, au Bocage, à Sainte-Suzanne, saluons la décision prise par les signataires de l’Appel lancé le 19 novembre 2005 de célébrer le vote de la loi du 19 mars 1946.

Extrait de “Nou lé pa plus. Nou lé pa moin. Rèspèk a nou :
Amplifions l’Appel pour que le 19 mars soit une date commémorative”, déclaration adoptée à l’unanimité par 1.200 vétérans réunis le 12 février à Sainte-Suzanne.

Aimé Césaire

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