La longue marche vers la départementalisation de La Réunion - 14 -

Le recours à l’ordonnance scélérate du 15 octobre 1960

3 avril 2006

Comme l’a montré Eugène Rousse, la lutte des Réunionnais durant les 60 dernières années pour obliger l’État et les classes dominantes à respecter et appliquer la loi d’égalité Vergès-Lépervanche du 19 mars 1946 a porté non seulement sur l’alignement des droits sociaux de La Réunion sur ceux de France mais encore sur l’application des principes de la République dans le domaine des libertés publiques, des droits humains et du suffrage universel. Parmi ces combats, il y a eu la longue bataille pour l’abrogation de l’ordonnance du 15 octobre 1960, que nous relate aujourd’hui l’historien.

Après avoir pris, par préfet interposé, toutes sortes de dispositions pour priver les Réunionnais des libertés démocratiques les plus élémentaires, le chef du gouvernement, Michel Debré a recours à l’ordonnance du 15 octobre 1960 afin de se débarrasser des fonctionnaires des DOM qui ont l’audace de critiquer sa politique.

Il viole ainsi la Constitution du 4 octobre 1958, qu’il se vante "d’avoir bâtie en moins de deux mois" et qui, selon l’avis du gaulliste René Capitant, l’un de ses meilleurs amis, est "la Constitution la plus mal rédigée de notre Histoire".

Des "législations dangereuses"

Cette ordonnance, rédigée par Michel Debré, permet en effet - selon le mot d’un célèbre avocat parisien, Maître Louis Labadie - "de frapper d’une véritable peine de bannissement tout fonctionnaire dont le comportement, voire même la pensée politique, ne traduirait pas une servilité totale au régime".
Et le juriste parisien de conclure : "ces législations exceptionnelles sont d’autant plus dangereuses qu’elles profitent en fait à ceux qui les utilisent pour se maintenir dans une situation privilégiée".

L’honneur de Roger Payet

À La Réunion même, le président du Conseil général, Roger Payet - et c’est à son honneur - condamne avec force l’application de l’ordonnance. Le mardi 29 août 1961, devant ses collègues réunis au Palais Rontaunay à Saint-Denis, il déclare : "je ne sache pas que l’ordre public soit actuellement troublé et les mesures récemment prises (...) m’apparaissent comme des sanctions de délit d’opinion et d’atteinte grave à la liberté d’opinion que la République reconnaît à tous les citoyens".
Pour leur honte, six jours plus tard, le lundi 4 septembre, 19 maires sur 23 et 21 conseillers généraux sur 36 croient devoir "assurer les fonctionnaires loyaux" qu’ils "les défendront toujours tant qu’ils serviront les seuls intérêts de la France" et déplorent que "des fonctionnaires de l’État se soient mis dans le cas d’encourir des mesures de mutation (...)".

"Le fonctionnaire est un homme de silence"

De son côté, une mission de la commission des lois constitutionnelles de l’Assemblée nationale, après avoir séjourné dans l’île fin septembre 1961, rédige un rapport d’informations particulièrement accablant pour Michel Debré.
Mais ce dernier s’obstine à penser que "le fonctionnaire est un homme de silence ; il travaille, il sert et il se tait".
Bien plus, le député de la 1ère circonscription de La Réunion - peu avant le dépôt en juin 1972 par Pierre Messmer, ministre d’État chargé des DOM-TOM, d’un projet de loi visant à abroger l’ordonnance du 15 octobre 1960 - éprouve le besoin de venir déclarer à La Réunion : "l’attaque contre l’ordonnance est un pur scandale".

Un Droit colonial

Comment ne pas conclure que ce n’est plus le Droit français qui s’applique à nos compatriotes victimes de l’ordonnance Debré, mais bien ce qu’on pourrait appeler un Droit colonial ?
En effet, en dépit des arrêts des juridictions administratives annulant les mesures arbitraires qui frappent les fonctionnaires des DOM, ces derniers ne pourront pas rentrer dans leur pays ; les ministres ne s’estimant pas tenus de s’incliner devant la chose jugée.
Il a fallu en conséquence une très forte mobilisation des démocrates - tant en France hexagonale qu’à La Réunion - ainsi que le recours à la grève de la faim des fonctionnaires frappés par la pire des injustices pour que l’Assemblée nationale décide, le 10 octobre 1972, l’abrogation de l’ordonnance. Et cela, sans que Michel Debré n’éprouve le besoin de venir s’expliquer, voire se justifier devant ses collègues députés.
Il éprouvera toutefois le besoin de déclarer que c’est "à tort" que l’Assemblée nationale a abrogé un texte qu’il avait rédigé douze ans plus tôt.

Eugène Rousse

(à suivre)


Soixante ans après, malgré les retards et les entraves au progrès qu’il a fallu combattre, nous constatons que cette loi a permis l’extension des droits sociaux et a ouvert la voie à une transformation radicale de notre île. C’est la grande bataille victorieuse pour l’Égalité.

Extrait de “Nou lé pa plus. Nou lé pa moin. Rèspèk a nou :
Amplifions l’Appel pour que le 19 mars soit une date commémorative”, déclaration adoptée à l’unanimité par 1.200 vétérans réunis le 12 février à Sainte-Suzanne.


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