Une interview d’André Oraison, Professeur des Universités, Juriste et Politologue, Membre et conseiller juridique du Mouvement Réunionnais pour la Paix (MRPaix)

André Oraison : « Les séquelles persistantes du colonialisme dans l’océan Indien »

17 février 2022

Samedi 19 février à Saint-Pierre, André Oraison tiendra une conférence sous l’égide du Mouvement réunionnais pour la Paix, elle s’intitule « Affaire des îles Chagos : la condamnation du Royaume-Uni par la Cour de La Haye le 25 février 2019 et ses incidences en matière de décolonisation dans le bassin sud-ouest de l’océan Indien ».

M. André Oraison, vous êtes conseiller juridique du Mouvement Réunionnais pour la Paix qui s’implique notamment aux côtés des Chagossiens. Pouvez-vous expliquer la raison de votre engagement au sein du combat mené par les Chagossiens ?

– Réponse d’André Oraison. Mon engagement est permanent au sein du combat mené par les Chagossiens qui désirent revenir vivre sur leurs terres natales. Il s’explique en grande partie par mon statut de professeur de droit international public et de science politique à l’Université de La Réunion : je suis un enseignant-chercheur tout naturellement porté à étudier les problèmes connexes de décolonisation et de démilitarisation dans l’océan Indien. Le sort subi par les Chagossiens entre 1967 et 1973 m’est apparu par ailleurs particulièrement révoltant dans la mesure où un peuple entier a été déporté à Maurice et aux Seychelles pour permettre la construction d’une grande base militaire américaine sur l’atoll de Diego Garcia, l’île principale de l’archipel des Chagos, dans des conditions qui sont contraires au droit international positif.

Dès lors que les droits les plus élémentaires de l’homme ont été bafoués par le Royaume-Uni, je ne peux éprouver que compassion et solidarité pour les infortunés Chagossiens qui ont été les toutes premières victimes d’une implacable rivalité idéologique et politique Est-Ouest dans l’océan Afro-asiatique. Je ne peux éprouver que compassion et solidarité pour ces « Ilois » qui ont été sacrifiés sans état d’âme et dans le secret sur l’autel des intérêts stratégiques des grandes puissances occidentales au nom de la seule raison d’État. Je ne peux éprouver que compassion et solidarité pour ces Insulaires – hommes, femmes et enfants – qui, par leur déportation dans les bidonvilles de Port-Louis à Maurice et de Victoria aux Seychelles, ont payé le prix fort de l’indépendance mauricienne, proclamée le 12 mars 1968.

Par mes articles publiés dans des revues scientifiques, françaises et étrangères, dans des Tribunes libres et dans le cadre de conférences comme celle qui est programmée au Centre Culturel Lucet Langenier de Saint-Pierre, le samedi 19 février 2022, à l’initiative du Mouvement Réunionnais pour la Paix (MRPaix), présidé par Julie Pontalba, je cherche toujours à attirer l’attention des lecteurs et du public sur le drame subi par les Chagossiens avec le souhait qu’ils puissent un jour revenir vivre dans les « Ziles-là-haut ». Je pense avoir répondu à votre première question.

Conférence samedi à Saint-Pierre

Sous l’égide du Mouvement réunionnais pour la Paix (MRPaix), présidée par Julie Pontalba, et suivie d’un débat contradictoire, une conférence sera faite par André Oraison, Professeur des Universités, Juriste et Politologue. Cette conférence aura lieu le samedi 19 février 2022, à 14 heures au Centre Culturel Lucet Langenier à Saint-Pierre.

Outre le cas des îles de l’archipel des Chagos, quels sont les autres cas de décolonisation inachevée dans la zone océan Indien ?

Réponse d’André Oraison. Certes, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans les territoires non autonomes a connu l’un des développements les plus significatifs en tant que chapitre éminent du droit international de la décolonisation établi au sein des Nations Unies, dans la seconde moitié du XXe siècle. C’est une réalité que personne ne saurait contester. Cependant, alors que vient de prendre fin la troisième Décennie internationale de l’élimination du colonialisme, proclamée par l’Assemblée générale de l’Organisation mondiale pour la période 2011-2020 dans la résolution 65/119, adoptée le 10 décembre 2010 à la quasi-unanimité des États participants (par 153 voix contre 3 et 21 abstentions), force est de constater en février 2022 que des « confettis » ou « résidus d’Empires coloniaux » – pour la plupart britanniques et français – existent encore, çà et là, dans plusieurs parties du monde.

Ainsi, dans le secteur sud-ouest de l’océan Indien, l’histoire douloureuse du colonialisme et, d’une manière plus générale, l’histoire de toute forme d’hégémonie de la part d’une grande puissance européenne ne se conjugue pas encore au passé, dès lors que subsistent plusieurs vestiges de l’ancien Empire colonial français. Dans cette région essentiellement maritime, certains États riverains considèrent que leur décolonisation demeure « inachevée ». Issus d’une décolonisation réalisée dans les décennies « 60 » et « 70 », ces États contestent la souveraineté de la France sur plusieurs territoires dispersés dans l’espace indianocéanique.

La question se pose pour Maurice qui revendique, depuis le 2 avril 1976, le récif corallien de Tromelin (1 km2 de terre émergée) et sa zone économique exclusive (ZEE) de 280 000 km2, riche en ressources halieutiques et en nodules polymétalliques. Le problème se pose aussi pour l’Union des Comores qui, depuis son accession à l’indépendance proclamée unilatéralement le 6 juillet 1975, invoque chaque année, en droit, le caractère comorien de Mayotte. Le problème est enfin évoqué par les responsables de Madagascar qui – au lendemain du 18 mai 1972, date de la prise du pouvoir par le général de division Gabriel Ramanantsoa – souhaitent récupérer les îles Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India. Érigées en réserves naturelles, les îles Éparses sont disséminées dans le canal de Mozambique, la légendaire « Route des Indes » reconvertie, depuis 1967, en « Autoroute des hydrocarbures et des matières premières stratégiques ». C’est dire leur importance pour la France au triple plan économique, militaire et politique. Ces différends territoriaux où la France est directement impliquée ont également retenu mon attention et donné lieu à plusieurs études scientifiques.

À quel horizon pensez-vous que la décolonisation de la région de l’océan Indien puisse devenir une réalité effective ?

Réponse d’André Oraison. À ce jour, il est impossible de dire quand le processus de décolonisation de l’océan Indien sera achevé. Il faut savoir que le traité initial anglo-américain signé à Londres le 30 décembre 1966 et qui prévoit la cession à bail stratégique des îles Chagos a été conclu pour une très longue période de 50 ans et il a déjà été tacitement renouvelé pour une période de 20 ans, le 30 décembre 2016. À l’expiration de cette nouvelle période fixée au 30 décembre 2036, il pourrait encore être renouvelé pour une nouvelle période de 20 ans, et ainsi de suite. En vérité, la présence anglo-américaine sur les Chagos ne dépend, hélas, que de la seule volonté des États-Unis et du Royaume-Uni. Autant dire, pour répondre franchement à votre question, que la décolonisation des « Ziles-là-haut » n’est certainement pas pour demain.

Mais il en est de même pour Mayotte et des îles Éparses, respectivement revendiquées par l’Union des Comores et la République de Madagascar. Ces terres ont été maintenues dans le giron de la France en violation des règles coutumières forgées par l’Assemblée générale des Nations Unies et plus précisément en violation du principe de l’intégrité territoriale d’un pays colonial. Pour justifier sa position, la France prend appui sur son droit constitutionnel. Pour Mayotte, elle invoque le droit pour ses habitants de s’autodéterminer en application de l’article 53 de la Constitution de la Ve République, ainsi rédigé : « Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n’est valable sans le consentement des populations intéressées » (alinéa 3). Autant dire, pour répondre à votre question, que l’avenir de Mayotte ne dépend ni de Paris ni de Moroni : il est uniquement entre les mains des Mahorais qui veulent rester Français.

De même, les îles Éparses ne seront pas restituées à Madagascar et cela pour plusieurs raisons avancées par le Gouvernement français. D’abord, l’article 5 de la Constitution du 4 octobre 1958 contient une obligation qui pèse sur le chef de l’État français. Après avoir indiqué que « le Président de la République veille au respect de la Constitution » (alinéa 1er), il en effet précisé que le chef de l’État est « le garant de l’indépendance nationale » et « de l’intégrité du territoire » (alinéa 2). Certes, l’article 53 de la norme suprême pose, dans un alinéa 3, les conditions dans lesquelles une cession, un échange ou une adjonction de territoire terrestre peut intervenir. Mais cette disposition constitutionnelle ne concerne que les territoires habités : l’article 53 ne concerne pas les îles Éparses qui sont dépourvues de populations permanentes.

Certes, pour fonder sa revendication sur les îles Éparses, Madagascar fait valoir que leur excision par la France, réalisée par le décret du 1er avril 1960, a eu lieu de manière arbitraire et, de surcroît, en catimini, peu de temps avant l’accession à l’indépendance de la Grande Ile, proclamée le 26 juin 1960. Madagascar tient à préciser que cette excision viole le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation qui est le corollaire du droit des peuples des territoires coloniaux à disposer d’eux-mêmes. Cette illicéité a d’ailleurs été reconnue par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 34/91, adoptée le 12 décembre 1979 à une très large majorité sous la rubrique : « Question des îles Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India ». Cette illicéité l’a même été, une seconde fois, par l’organe plénier de l’ONU dans la résolution 35/123 du 11 décembre 1980, elle aussi votée à une large majorité. Nonobstant, au plan juridique, ces résolutions ne sont pas opposables à la France : il en est ainsi, dans la mesure où une résolution de l’Assemblée générale n’est pas une décision mais une recommandation, c’est-à-dire un acte dépourvu de valeur contraignante. Son trait majeur est donc de ne créer aucune obligation juridique à la charge de ses destinataires. Par suite, les États membres des Nations Unies ne commettent aucune illicéité en ne la respectant pas.

La France indique enfin qu’elle ne peut pas restituer les îles Éparses à Madagascar, dès lors qu’elle n’a pas été condamnée, en droit, par un tribunal international arbitral ou par la Cour internationale de Justice. À ce sujet, il faut savoir que c’est un principe fondamental que la justice internationale est, jusqu’à nouvel ordre, facultative. Dès lors, pour que la France soit dans l’obligation juridique de restituer les îles Éparses à Madagascar, il faudrait que les deux pays décident, par un traité diplomatique, de porter le différend territorial franco-malgache devant la Cour de La Haye, statuant en matière contentieuse, et qu’une décision obligatoire soit rendue au détriment de la France. Mais sachant pertinemment qu’elle risquerait d’être condamnée à une très large majorité par les juges qui siègent au palais de la Paix, la France a toujours exclu un tel scénario. Autant dire que le Gouvernement français n’acceptera jamais que la querelle qui l’oppose à Madagascar sur les îles Éparses soit tranchée par une juridiction internationale, arbitrale ou judiciaire. Autant dire, pour répondre à votre dernière question que, sauf coup de théâtre, la décolonisation de la zone océan Indien est reportée sine die.

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