Présidentielle : pour masquer son échec, taper sur le bouc émissaire

14 avril 2022, par David Gauvin

Depuis dimanche, il s’est installé une litanie qui fait porter entre autres à Fabien Roussel et Yannick Jadot, le poids de l’échec de Jean-Luc Melenchon qui n’a pas réussi à passer par « le trou de souris ». Ce n’est pas un mot d’ordre spontané mais une stratégie délibérée.

Voici le genre de propos illustrant une stratégie mûrie de longue date. Rien qu’en parlant de "Trou de souris", Jean-Luc Mélenchon montrait bien qu’il croyait peu être au second tour de la présidentielle et qu’il fallait donc faire porter cet échec sur d’autres.

Tout le monde sait grosso modo ce qu’est un « bouc émissaire » : c’est une personne sur laquelle on fait retomber les torts des autres. Le bouc émissaire (synonyme approximatif : souffre-douleur) est un individu innocent sur lequel va s’acharner un groupe social pour s’exonérer de sa propre faute ou masquer son échec. Souvent faible ou dans l’incapacité de se rebeller, la victime endosse sans protester la responsabilité collective qu’on lui impute, acceptant comme on dit de « porter le chapeau ». Il y dans l’Histoire des boucs émissaires célèbres. Dreyfus par exemple a joué ce rôle dans l’Affaire à laquelle il a été mêlé de force : on a fait rejaillir sur sa seule personne toute la haine qu’on éprouvait pour le peuple juif : c’était le « coupable idéal »...

Ainsi le bouc émissaire est une « victime expiatoire », une personne qui paye pour toutes les autres : l’injustice étant à la base de cette élection/désignation, on ne souhaite à personne d’être pris pour le bouc émissaire d’un groupe social, quel qu’il soit (peuple, ethnie, entreprise, école, équipe, famille, secte). Cette expression, employée le plus souvent au sens figuré, trouve sa source dans un rite de la religion hébraïque : dans la Bible (Lévitique) on peut lire que le prêtre d’Israël posait ses deux mains sur la tête d’un bouc. De cette manière, on pensait que tous les péchés commis par les juifs étaient transmis à l’animal. Celui-ci était ensuite chassé dans le désert d’Azazel (= traduit fautivement par « émissaire ») pour tenir les péchés à distance. Ce bouc n’avait rien fait de mal, il était choisi au hasard pour porter le blâme de tous afin que ces derniers soient dégagés de toute accusation. On voit par-là que le sens figuré est relativement proche du sens religieux d’origine, axés tous deux sur l’idée d’expiation par l’ostracisation d’un individu jouant en quelque sorte le rôle de « fusible » (bête ou homme).

Avec René Girard (né en 1923), le bouc émissaire, cesse d’être une simple expression pour devenir un concept à part entière. La théorie du Bouc Emissaire est un système interprétatif global, une théorie unitaire visant à expliquer le fonctionnement et le développement des sociétés humaines. La réflexion de René Girard s’origine dans un étonnement, qui prend la forme de deux questions successives. 1. D’où naît la violence dans les sociétés humaines, quel en est le ressort fondamental ? 2. D’où vient que cette violence ne les dévaste pas ? Comment parviennent-elles à se développer malgré elle ? Autrement dit : quel mécanisme mystérieux permet aux sociétés humaines archaïques, enclines à l’autodestruction, de se développer quand même (la logique voudrait en effet qu’elles aient disparu depuis longtemps). A cette question, René Girard apporte une réponse univoque, martelée depuis des décennies dans plusieurs de ses livres, notamment La Violence et le Sacré, et Des Choses cachées depuis la fondation du Monde : le mécanisme du bouc émissaire….

La théorie du bouc émissaire est adossée à une autre théorie qui lui sert de support : à l’origine de toute violence, explique René Girard, il y a le « désir mimétique », c’est-à-dire le désir d’imiter ce que l’Autre désire, de posséder ce que possède autrui, non que cette chose soit précieuse en soi, ou intéressante, mais le fait même qu’elle soit possédée par un autre la rend désirable, irrésistible, au point de déclencher des pulsions violentes pour son appropriation. La théorie mimétique du désir postule en effet que tout désir est une imitation (mimésis) du désir de l’autre. Girard prend ici le contre-pied de la croyance romantique selon laquelle le désir serait singulier, unique, imitable. Le sujet désirant a l’illusion que son désir est motivé par l’objet de son désir (une belle femme, un objet rare) mais en réalité son désir est suscité, fondamentalement, par un modèle (présent ou absent) qu’il jalouse, envie. Contrairement à une idée reçue, nous ne savons pas ce que nous désirons, nous ne savons pas sur quoi, sur quel objet (quelle femme, quelle nourriture, quel territoire) porter notre désir – ce n’est qu’après coup, rétrospectivement, que nous donnons un sens à notre choix en le faisant passer pour un choix voulu (« je t’ai choisi(e) entre mille ») alors qu’il n’en est rien – mais dès l’instant qu’un Autre a fixé son attention sur un objet, aussi quelconque soit-il, alors cet objet (que nul ne regardait jusqu’alors) devient un objet de convoitise qui efface tous les autres !

En résumé, même si à coup de vote utile on ne réussit pas à siphonner totalement l’électorat d’un candidat, on lui fait porter la responsabilité de l’échec. Echec de ne pas avoir cédé au diktat du « guide suprême » ou de ne pas avoir accepté d’« emmener son corps tout seul à abattoir sans contrepartie ». Alors, même si le trou de souris était proche, ne pas l’avoir atteint est la responsabilité entière du candidat Mélenchon quoi qu’on en dise. Le dernier à l’avoir fait n’était-ce pas Lionel Jospin en 2002 et certains de ces ministres de l’époque dont un certain Jean-Luc Mélenchon.

« Nemo auditur propriam turpitudinem allegans »
« nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude »

Nou artrouv’

David Gauvin

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Messages

  • Bravo !
    Les références à René Girard et à sa théorie dans la presse nationale ou locale sont généralement assez triviales et se contentent d’évoquer furtivement la notion de désir mimétique ou de bouc émissaire, sans réelle mise en contexte.
    Non seulement vous avez fait le boulot mais on voit que vous maîtrisez le sujet car il n’y a pas de contresens, et c’est rare !
    Qui plus est, votre emploi de la théorie girardienne me semble tout à fait pertinent. En effet, mettre en cause Roussel ou Jadot c’est bel et bien leur faire porter le chapeau, c’est une injustice, ils sont des boucs émissaires. Ce que ne voit pas JL Mélenchon aveuglé par la lumineuse logique qui veut que s’ils n’avaient pas existé, il aurait probablement eu leurs voix et il aurait pu être au second tour.
    Girard l’avait bien dit : nous sommes aveugles à nos propres boucs émissaires. Nous ne les voyons pas en tant que tels. Ils nous semblent toujours authentiquement et pleinement coupables.

    Juste un point de détail : "émissaire" se comprend assez bien comme le fait que le bouc est "envoyé" dans le désert. C’est un "envoyé", donc un "émissaire". Cela par opposition au bouc pur et parfait qui, lui, est effectivement sacrifié. Bizarrement Girard n’a quasiment pas commenté ces "doubles" dans le rituel hébraïque alors qu’on les retrouve dans la similitude et l’opposition entre Jésus et Barabbas (nom qui veut dire "fils du père").

  • Assez d’accord avec l’article . il est facile de faire rejeter, son échec ,même relatif, sur les autres . jadot, Roussel, Hidalgo, Poutou, Arthaud avaient parfaitement le droit de se présenter à cette élection. dire le contraire relève de propos anti démocratique. si M.Mélenchon est arrivée 3ème , il ne le doit qu’a ses propres erreurs/
    "La république ,c’est moi." Défilé avec le CCIF et le rappeur Médine, condamnation très modérée de la Russie, au moins au début, propos virulent envers les policiers , la presse, et autres.
    Puis permettez moi de retourner les propos.Iil est évident que le "vote utile" a joué en faveur de Mélenchon à gauche. Tout cela à cause de ces "satanés sondages".
    Sans cela, au moins, Jadot et Roussel ,auraient peux être atteints les 5 %, et auraient été remboursés de leurs f rais de campagne.


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