Société et santé mentale

La pourriture coloniale

Un article de Jean-François Reverzy

22 septembre 2003

Une vieille maladie endémique, nosocomiale ou iatrogène (provoquée par les abus de la médecine hospitalière) vient de frapper à nouveau La Réunion : le syndrome de la pourriture coloniale, soit des effets des abus de pouvoirs hiérarchiques en milieu hospitalier et administratif et cela dans le domaine de ce qui se qualifie trop souvent et à tort de santé mentale.

Deux histoires, l’une mise en exergue par la presse, l’autre restée pour l’instant confidentielle, vient de toucher la psychiatrie hospitalière. L’une à Saint-Pierre, l’autre à Saint-Paul.
Dans la première, on aura vu une infirmière mise d’office et contre son gré en congé de maladie. Dans la seconde, à Saint-Paul, c’est par contre une jeune cadre de santé réunionnaise et les membres de son équipe qui subissent un harcèlement moral à caractère pervers, ou de tentatives d’intimidation du personnel par des menaces entre autres de rapports intempestifs de la part d’une responsable métropolitaine. La hiérarchie hospitalière avisée verbalement à maintes reprises, demeure expectative et dans un souci peut être de ne pas se mouiller, ne défend pas assez l’enfant du pays, dont elle a pourtant financé la formation en métropole et reconnu la valeur, les compétences.
Quel est notre devoir ? Être des acteurs passifs et continuer de subir ou alors réagir et dénoncer ces situations d’injustice et d’abus de pouvoir ? Se taire serait laissé perdurer de telles attitudes, de tels comportements préjudiciables au bon climat de travail dont tout salarié peut revendiquer le droit.

Transferts autoritaires

Une autre histoire est assez proche de la précédente et plus grave sur le fond, soit la pratique des transferts autoritaires - et sans grand souci d’humanité - de malades détenus au Centre de La Pointe des Galets vers des services de psychiatrie peu adéquats pour les recevoir et par surcroît sans capacité d’accueil pour ce type de patients.
Ceux-ci, après de longues peines, mériteraient plus d’égards et seraient en effet plutôt tributaires d’établissements de moyen ou de long séjour hospitalier permettant une bonne transition vers le retour au foyer.
Le préfet, le DRASS et ses représentants décrètent du haut de leur perchoir, et nul n’a à y redire, surtout pas les usagers les malades, ni les médecins ou les soignants...!

De nouveaux processus de domination

Rien de bien original à ces situations me direz-vous : elles sont, il est vrai hélas, trop souvent fréquentes dans les entreprises publiques ou privées. Elle tient à la défaillance insidieuse du cadre de travail et à sa version coloniale réunionnaise. N’oublions pas, s’il fallait le rappeler, quelques données qui éclairent le problème.
La première, comme précaution d’usage, est de bien indiquer qu’il ne s’agit pas de faire du "racisme à rebours" et d’opposer autochtones et exotes. Il ne s’agit pas là de personnes mais de rôles sociaux transmis par une Histoire qui est celle d’ailleurs plus généralement celle des processus de domination et de la "culture" qu’ils produisent. Rapports de classes, lutte des classes, qui ne sont plus les mêmes en 2003 qu’à l’époque de Marx et d’Engels mais se sont transformés et déplacés dans le secteur dit tertiaire.
Les abus de pouvoir, le harcèlement moral sont les nouveaux symptômes de cette guerre permanente qui se livre chaque jour sur le grand front des luttes sociales et culturelles.
À La Réunion, terre humaine surgie de l’oppression esclavagiste, la donne s’est faussée de la transmission des savoirs et des pouvoirs de la classe dominante à celle des fonctionnaires d’État et des oligarchies financières ou politiques. La majorité des responsables médicaux ou administratifs des hôpitaux et de beaucoup d’administrations sont d’origine métropolitaine, venus ici dans leur parcours de fonctionnaires.
Par surcroît, certains cultivent cette différence hiérarchique à leur avantage : pouvoir, savoir, autorité de droit sans forcément mérite, savoir réel ni qualités humaines requises. Quant aux cadres paramédicaux, ils ont été formés ou déformés pour se trouver d’abord tributaires de l’appareil de gestion et de décisions administratives que dirigent médecins ou directeurs. Ils sont pris de ce fait entre deux feux et assujettis à ce que l’on appelle un devoir de réserve... Une réserve qui malheureusement peut engendrer le cautionnement de ces imperfections qui ne vont pas dans le sens de la qualité des conditions de travail des professionnels soucieux de soigner au mieux les patients qui leur sont confiés.

Une certaine arriération de la psychiatrie

Une autre donnée tient à une certaine arriération de la psychiatrie à La Réunion, dont les sommets sont atteints... "au sommet" de l’appareil de décision, soit de celui des représentants de l’État. La majorité de ces acteurs ne sont pas engagés ou n’ont pas reçu une formation psychanalytique ou psychothérapique et ont aussi ignoré cette indispensable phase de conscientisation politique et syndicale qui a créé la voie française de la santé mentale.
L’acte premier de cette exigence est de se remettre en question et de poser le principe évident qu’avant de vouloir soigner l’esprit des autres, ou gérer les institutions, il faut se soigner soi-même. À chacun de traiter sa névrose, sa psychose ou sa psychopathie avant d’avoir la prétention d’intervenir auprès des supposés malades ou pire de se soigner soi-même sur la scène hospitalière aux dépens des malades ou dans la compensation sadique du pouvoir exercé sans mesure ni discernement...!
Cette règle autrefois était quasi obligatoire. Elle est celle qui a régi notre profession des années 70 aux années 80. Et a contribué à créer de la véritable santé mentale à partir de la psychiatrie carcérale et asilaire : celle qui enfermait et qui faisait peur...
Depuis, malheureusement, du fait en particulier d’orientations différentes du pôle universitaire national, elle s’est beaucoup moins appliquée et c’est regrettable. Les nouvelles générations de praticiens et de soignants se sont souvent repliées vers le pôle confortable et sans remise en cause de sa position...

Des socioses

Quant à cette fondamentale réflexion socio-politique sur la maladie mentale elle constitue une étape tout aussi nécessaire : les maladies mentales n’existent pas par elles-mêmes, à la différence de la pathologie somatique. Comme l’ont démontré une multiplicité d’auteurs, de Foucault à Ehrenberg, elles sont avant tout des socioses, dont les causes fondamentales doivent êtres trouvées et traitées dans l’environnement familial, social et culturel.
À ce titre rien ne justifie des lois spécifiques, comme la vieille loi de 1838 - replâtrée en 1990 - sur l’internement dit volontaire ou d’office pour les soi-disant malades mentaux. Rien de justifie plus non plus le modèle médical et hospitalier pour soigner vraiment la souffrance psychique. La plupart de ces services pourraient êtres totalement démédicalisés et animés par des équipes de psychothérapeutes, d’éducateurs et de soignants, ce qui s’est déjà réalisé en Amérique du Nord pour certaines populations, en particulier les enfants et les adolescents.
Ce sont ces réflexions et quelques autres qui ont créé la psychiatrie communautaire en Angleterre et en Amérique du Nord et celle-ci s’est qualifiée ensuite en France de psychiatrie de secteur. Cette obligation préalable tend cependant à s’occulter depuis que les réformes successives ont fait disparaître en les noyant dans les filières générales, les voies de formation spécifiques de la psychiatrie qu’était l’internat en psychiatrie et le CES de psychiatrie pour les jeunes médecins et le statut propre d’infirmier de secteur psychiatrique. Internats et centres de formation constituaient des viviers de réflexion et de remise en question du modèle médical de la profession, le dépassaient et mettaient en exergue la composante sociale et culturelle de la souffrance psychique globale.

Entre attrait de l’objet colonial et idéal partagé

De plus, dans le domaine hospitalier d’outre-mer, les générations successives de praticiens, qui se sont succédé à La Réunion, ont été portées certes pour certains par un esprit pionnier et créatif ou un intérêt transculturel mais trop souvent aussi pour certains, soit en pré-retraite ou dans des aventures personnelles, portés par l’attrait de l’objet colonial et insulaire : luxe, calme, volupté et primes de sur-rémunérations, gonflées depuis par les avantages de l’ARTT qui réduit le temps de travail.
Aucun questionnement de sa propre position n’est trop souvent porté, soit par ce que nous avons qualifié souvent de transfert insulaire soit par le motif de l’exil volontaire et le lien noué avec ce territoire et sa population.
Il est vrai que d’autres, par contre, se sont investis avec passion dans leur tâche avec le souci de faire évoluer l’institution, de la délocaliser vers les hôpitaux généraux à Saint-Pierre, Saint-Denis ou Saint Benoît. Cet idéal est partagé aussi par bon nombre d’acteurs de la base soignante, étouffés par des directives rétrogrades.
Alors comment par surcroît accomplir cet effort élémentaire de partage, qui doit être celui de tout praticien hospitalier, soit d’assurer la formation psychothérapique de ses plus proches collaborateurs, les infirmier(e)s, pour la plupart réunionnais d’origine ?

Des propos affligeants

Quant à la dimension sociale et culturelle de la souffrance psychique qui génère la maladie mentale, on n’en parle ordinairement pas. Peuvent être ici cités trois propos affligeants recueillis à différents niveaux. Celui d’un fonctionnaire de la DRASS affirmant que les neuroleptiques et la psychopharmacologie ont été selon lui l’atout principal de la psychiatrie moderne. Propos retrouvé quasi à l’identique dans la bouche d’un directeur d’établissement et repris par un cadre de santé ajoutant par surcroît que le rôle de l’infirmier tend de plus en plus à exécuter les ordres du médecin et distribuer les médicaments au malade.
Dans les trois cas, se trouve méconnue la dimension humaine et symbolique qui a fondé la révolution psychothérapique du 20ème siècle en France et dans le monde et que l’on a nommée psychothérapie ou psychanalyse institutionnelle.
De plus, l’hégémonie du bio-médical - liée à la recherche exponentielle de marchés et de profits pour l’industrie pharmaceutique - induit une aliénation culturelle et économique des acteurs de la santé mentale.
On ne rappellera jamais assez les effets pervers et iatrogènes provoqués par l’abus de consommation au long cours de psychotropes, neuroleptiques, tranquillisants ou hypnotiques. La France est en tête à l’échelle mondiale dans ce domaine. Ces produits creusent aussi le fameux déficit de la Sécurité sociale. Loin de soigner, on rend malade et on crée de véritables toxicomanies artificielles avec leurs effets redoutables à La Réunion : crimes, délinquance, suicides...

Entre préjugés...

Les carrières tropicales ont toujours été stigmatisées en métropole : on y travaillerait moins en raison du climat et l’on y gagnerait plus sans effort. Les motivations au départ et à l’installation sur les "cailloux de l’empire" apparaissent donc parées de peu de mérite. Il y a là certes une vérité, mais aussi beaucoup de préjugés et d’inexactitudes.
Aux Antilles-Guyane, en Nouvelle-Calédonie et dans le Pacifique, bien des praticiens autochtones ou venus de France se sont dévoués et se dévouent pour les populations dont ils ont la charge. Ce qui défaille par contre le plus souvent hier comme aujourd’hui, c’est bien la réponse des représentants de l’État, qui ne soutiennent que rarement les initiatives de progrès. Et outre le repli vers une confortable régression bureaucratique, se laissent influencer par le lobbying de l’affairisme médical. On a vu ainsi à Nouméa ou à Colson, les initiatives des médecins de grande valeur être cassées par l’administration locale.

...et vérités

La Réunion n’échappe pas à la règle. Le chantier du Grand pourpier qui vient de s’ouvrir à Saint-Paul reconstruit et accroît les capacités de l’hôpital psychiatrique de Saint-Paul. La clinique des Flamboyants au Port vient officiellement de signifier dans un tract publicitaire qu’elle n’accueillerait plus que des patients souffrant de pathologies légères, alors que sa capacité en lits a été récemment augmentée avec le soutien inconditionnel des représentants du préfet qui avaient d’ailleurs également avalisé l’an dernier d’une manière autoritaire un projet analogue dont le promoteur a depuis... disparu de la circulation.
La première initiative s’est décidée, c’est bien connu, "sur un comptoir", entre trois ou quatre personnes, sans concertation et avis des acteurs de la profession. Elle signe la gabegie d’un hospitalo-centrisme, qui a englouti à deux reprises des millions d’euros (payés par les contribuables), la première fois en 1990 dans la rénovation d’un hôpital qui va être bientôt abandonné ou détruit en raison de la construction de la route des Tamarins... Et la seconde fois pour la reconstruction, à l’écart de la ville, d’un asile fermé (le dernier de France et d’Outre-mer) coincé entre deux lotissements de haut de gamme et une ravine sur un plateau exigu.
Cette politique locale doit être ici dénoncée fermement, pour son incompétence bornée, sa partialité, son mépris des acteurs de la santé mentale et sa double et incurable méconnaissance : celle du terrain et de la socialité réunionnaise mais aussi des orientations ministérielles nationales.
Ces personnages, que nous avons récemment comparés à de nouveaux fermiers généraux, sont-ils au service de la République, c’est-à-dire du peuple ? Toute l’Histoire de la santé mentale tourne le dos depuis cinquante ans à la création de lits hospitaliers, qu’ils soient publics ou privés, et au développement de la prévention et d’un accès maximum aux soins primaires.


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