Alor, mwin lé pa Rénioné comme Paul Vergès ?

17 novembre 2021, par André Oraison

Tribune libre d’André Oraison, Professeur des Universités, Juriste et Politologue.

Ne suis-je pas un authentique Réunionnais, au même titre que Paul Vergès ? Pour répondre à cette question iconoclaste, je m’appuie sur une définition émanant d’un Réunionnais de souche en la personne de Jean-Claude Fruteau. Dans une interview publiée le 14 mars 2012 dans la presse locale, l’ancien député-maire socialiste de Saint-Benoît donne une définition succincte : « Un Réunionnais, c’est quelqu’un qui vit à La Réunion, quel que soit son lieu de naissance » [1]. Mais lorsque j’ai eu l’impudence – conformément à cette définition – de me présenter comme Réunionnais sur les réseaux sociaux, notamment sur Facebook, dès le 3 octobre 2017, il en est résulté quelques réserves et même des quolibets ou sarcasmes. Cette revendication semble poser problème à certains qui ne l’entendent pas de cette oreille. Imaginez le dialogue suivant entre moi-même et l’un de mes contradicteurs, parmi les plus déterminés, en sachant déjà que je vais faire flèche de tout bois pour soutenir ma thèse.

– D’emblée, j’invoque le critère juridique de la « durée suffisante de résidence » qui est notamment reconnu en Nouvelle-Calédonie. Dix années de résidence sont en effet suffisantes pour obtenir le titre de Néo-Calédonien. Pour ma part, je suis arrivé à La Réunion en 1967 et n’ai plus quitté cette île. Depuis plus de 50 ans, je vis à Saint-Denis où, comme tout un chacun, je paie chaque année les impôts qui alimentent les budgets des collectivités territoriales insulaires : région, département, communes. De même, cela fait plus d’un demi-siècle que je participe, en ma qualité de Français résidant à La Réunion, aux élections municipales, départementales et régionales, aux élections européennes, législatives et présidentielles et aux référendums. Alors, ne suis-je pas un Réunionnais ?

– La réponse de mon détracteur est d’emblée négative : « Désolé, M. André Oraison, cela ne suffit pas ! ».

– Je ne me décourage pas pour autant car j’ai d’autres cordes à mon arc. Je fais appel à un argument qui est peut-être plus accrocheur que le précédent : celui de l’intérêt qu’un individu doit porter à La Réunion pour mériter son titre de Réunionnais. Je nourris ma plaidoirie en invoquant le critère professionnel. En ma qualité d’enseignant en droit public, de directeur de dossiers, de mémoires, de rapports et de thèses, j’ai contribué au cours des cinq décennies écoulées – avec tous mes éminents collègues de l’Université de La Réunion – à former plusieurs milliers d’étudiants qui occupent des postes importants en Métropole ou à La Réunion dans l’administration d’État, dans les administrations des collectivités territoriales (régions, départements, communes), dans les banques, les compagnies d’assurance et les grandes entreprises nationales comme la SNCF ou EDF. Oui, avec mes collègues, je suis fier d’avoir contribué à former des Réunionnais qui sont devenus avocats, conseillers juridiques, greffiers, huissiers, journalistes, magistrats, notaires, professeurs dans des lycées et, pour certains, de brillants Maîtres de conférences à l’Université de La Réunion ! Alors, ne suis-je pas un Réunionnais ?

– Cette fois-ci, la négation est totale : « On ne vous doit rien à La Réunion, M. André Oraison. N’avez-vous pas reçu une très belle sur-rémunération pour faire ce que vous deviez faire ?  ».

– Là, j’encaisse le coup sans broncher : j’ai trop souvent entendu dire que les « Zoreils » sont friands des Outre-mer pour des raisons essentiellement financières (une prime de vie chère par-ci !, une prime d’éloignement par-là !). Mais je reviens à ma lubie en reprenant le critère professionnel. En ma qualité de chercheur, j’ai enrichi mes connaissances sur La Réunion, le bassin sud-ouest de l’océan Indien et l’océan Afro-asiatique en général, dans les domaines les plus divers : droit, économie, géographie, histoire, littérature, musique, religion, sociologie. Par le dépouillement de centaines d’ouvrages et d’articles dans les archives et les bibliothèques ainsi que par des visites sur le terrain et des rencontres avec une multitude de responsables politiques et syndicaux, il en est résulté 3 modestes ouvrages mais près de 200 articles scientifiques publiés dans une quinzaine de revues (françaises ou étrangères). Depuis 2001, je publie chaque année des études de droit et de science politique concernant directement La Réunion et les États de l’Indianocéanie dans la Revue Juridique de l’Océan Indien (RJOI), éditée par l’Université de La Réunion. Je précise que pour rendre mes travaux accessibles au public, je n’ai pas hésité, de surcroît, à faire à ce jour une soixantaine de conférences et à publier près de 300 « Tribunes libres » dans les quotidiens locaux (Le Journal de l’île de La Réunion, Le Quotidien de La Réunion, Témoignages) et dans des journaux des pays voisins comme La Gazette des Comores, Le Mauricien ou La Tribune de Madagascar. Alors, par l’intérêt obsessionnel et permanent que je porte à La Réunion et à son environnement immédiat, ne suis-je pas un vrai Réunionnais ?

– « Ma réponse est non M. André Oraison. Je répète que vous avez été grassement payé pour faire des travaux de recherche… plus ou moins scientifiques et plus ou moins utiles à La Réunion ! ».

– Je fais semblant de ne pas avoir entendu cette critique assassine et je continue mon plaidoyer. Tout en continuant à alléguer le critère professionnel, je glisse sur un autre registre en invoquant le critère social que je considère comme indispensable dans un département qui vit sous perfusion. Depuis que l’Université de La Réunion m’a signifié que j’avais atteint un certain âge (« une certaine limite au-delà de laquelle mon ticket n’était plus valable » !), j’ai dû bon gré mal gré partir à la retraite en 2008. Mais si j’ai quitté l’Université, j’ai néanmoins conservé toutes mes facultés ! Cela me permet de poursuivre des recherches en droit et en science politique, de continuer à faire des conférences et de rédiger des articles sur La Réunion et les États membres de la Commission de l’Océan Indien (COI). Plus encore, je précise que, depuis mon départ à la retraite, je me suis immergé dans la vie sociétale en apportant une contribution – certes pusillanime mais toujours bénévole – aux travaux d’associations réunionnaises à vocation culturelle, humanitaire ou sociale comme la Ligue des Droits de l’Homme, Amnesty International, les Amis de l’Universités, le Comité Solidarité Chagos La Réunion (CSCR) ou le Mouvement Réunionnais pour la Paix (MRPaix). Alors, ne suis-je toujours pas un Réunionnais ?

« Vous êtes finalement agaçant et prétentieux comme un grand nombre de vos collègues, M. André Oraison ! Pour tout vous dire, votre insistance crasse commence à être désobligeante ! »

– En désespoir de cause, je recours au critère familial. Pour étayer ma requête par des motivations plus personnelles, j’ose déballer ma vie privée : j’indique à mon interlocuteur que j’ai été marié à deux reprises à des Réunionnaises et que j’ai un garçon créole né à Saint-Denis en 1985, lors d’un second mariage. Par la suite, celle qui fut ma troisième compagne et qui a deux ravissantes filles créoles est aussi une Réunionnaise de souche qui a vécu à Manapany-les-Bains, la cité balnéaire du Sud chantée par Luc Donat, « le Roi du Séga » ! Pour enfoncer le clou, dois-je préciser que, dans mon testament, établi dès 2016 chez un notaire de La Réunion et qui fut aussi l’un de mes étudiants créoles, mes seuls héritiers sont mon fils créole et mes deux belles-filles créoles ? Alors ne suis-je pas un Réunionnais ?

– Mon détracteur semble en avoir marre d’entendre ce qu’il considère comme une rengaine ressassée par une vieille baderne (alors que j’ai à peine 80 ans et qu’il me semble que j’ai encore beaucoup à apprendre !). Toutefois, en ricanant, il concède que je mériterais tout au plus le titre de « Réunionnais honoris causa », c’est-à-dire un titre honorifique qui est en fait un titre de Réunionnais au rabais, alors que je prétends à une égalité réelle et complète avec les Créoles, bref avec les natifs de La Réunion.

– C’est là que je commence à m’échauffer et finis par poser ce qui est – tout bien pesé – la question idoine : « Mais quel est donc le critère irréfragable pour être un incontestable Réunionnais ? ».

– « Eh bien, mon cher André Oraison, c’est simple. Mais vous auriez dû me poser cette bonne question dès le début de notre entretien ! Le critère applicable est le suivant : il faut tout simplement être né à La Réunion ».

– Mon interlocuteur invoque le critère du lieu de naissance. Je suis abasourdi. Mettez-vous à ma place : comme Paul Vergès qui est né en Thaïlande (le 5 mars 1925), moi je suis né en Tunisie (le 4 octobre 1941) ! La réponse qui m’est donnée ne me satisfait pas et appelle aussitôt une autre question qui s’impose à la suite d’une regrettable tendance à l’exclusion susceptible de remettre en cause l’harmonie sociale qui prévaut dans le département français des Mascareignes. La voici en une phrase que je balance au visage de mon incorrigible contempteur : qui peut vraiment se targuer d’être Réunionnais dans une île à l’origine déserte, puis peuplée par vagues successives, à partir de 1663, par des populations originaires d’Afrique, d’Asie et d’Europe et, de surcroît, fortement métissées au triple plan biologique, culturel et linguistique ? La définition de Jean-Claude Fruteau – « Un Réunionnais est quelqu’un qui vit à La Réunion, quel que soit son lieu de naissance » – est la seule qui puisse résoudre ce problème de sémantique dans le contexte spécifique de formation de la société réunionnaise. En son temps et comme moi, le grand Paul Vergès a dû approuver cette définition lato sensu du Réunionnais.

– En sachant que je vais sérieusement aggraver mon cas, j’ajoute que la définition lapidaire donnée par Jean-Claude Fruteau me paraît être un excellent slogan pour combattre le recours à ce qu’on appelle communément la « préférence locale à l’embauche » dans ce « carrefour de civilisations » qu’est le premier département français de l’océan Indien. Les mesures discriminatoires pour la sauvegarde et la promotion de l’emploi local n’ont pas de raison d’être dans la société « arc-en-ciel » de La Réunion, une société multiethnique, multiconfessionnelle et multiculturelle depuis les premiers jours de son peuplement, il y a maintenant plus de 350 ans ! Parce qu’elles sont contraires au principe d’égalité qui est profondément enraciné dans la conscience collective des Français depuis la Révolution de 1789, ces mesures discriminatoires sont d’ailleurs interdites dans les collectivités territoriales régies par l’article 73 de la Constitution : c’est-à-dire en Guadeloupe, en Guyane, à la Martinique, à Mayotte et à La Réunion [2]. Pour lutter contre le chômage de masse qui est malheureusement bien réel à La Réunion, il y a une flopée d’autres moyens à mettre en œuvre comme le soulignent les excellents rapports élaborés par le préfet Jean-Marc Bédier et le député Patrick Lebreton, respectivement les 30 avril 2012 et 4 décembre 2013, sans oublier les réformes institutionnelles qui s’imposent à La Réunion et que j’ai eu l’occasion d’exposer à plusieurs reprises dans des revues juridiques et dans la presse locale.

– Pour désarçonner mon adversaire, je fais enfin appel à ma carte maîtresse. Je lui avoue fièrement que je viens d’acquérir un soutien de poids pour consolider ma religion. Je cite l’opinion d’une figure désormais incontournable de la vie politique locale en la personne de Bernard Grondin qui a été élu chef du Gouvernement de « l’État réunionnais », le 5 novembre 2017. Dans une interview accordée à la presse locale, cette haute personnalité – anticolonialiste, indépendantiste et progressiste – a en effet défini en des termes particulièrement bien frappés le véritable critère pour prétendre être Réunionnais :

« Pour moi, en tant qu’indépendantiste, il y a une définition identitaire. Si out papa et out maman lé Réunionnais, ou lé Réunionnais. Si seulement un des deux parents est Réunionnais, ou lé Réunionnais. Si ou lé né en France et out parent lé Réunionnais, ou lé Réunionnais. Maintenant, si tu viens d’ailleurs et que tu habites La Réunion depuis longtemps (ou pas trop longtemps) et que ou vive en Réunionnais, ou lé Réunionnais aussi. Nou lé pas dans l’exclusion ! » [3].

– Et bien voilà ce que j’aurais aimé entendre dire par mon objecteur impénitent, au début de notre face-à-face ! Avec cette caution officielle, je me sens enfin vraiment Réunionnais, au même titre que feu Paul Vergès. Dès demain, mon cœur va fortement battre la chamade car je vais téléphoner au chef du Gouvernement de « l’État réunionnais » pour lui faire part de ma profonde gratitude pour sa définition altruiste du Réunionnais. Certes, je ne franchirai pas le Rubicon : je n’adhérerai pas à « l’Organization popilèr po libèr nout pei » (LPLP), sa petite formation politique créée en 2008 et qui aura encore – on peut s’en douter – beaucoup à faire pour faire triompher ses idéaux. Mais dès à présent, je m’engage à reprendre à mon compte le slogan du regretté Laurent Vergès et, plus encore, de toute personne qui aspire à être accueillie et reconnue dans cette belle île de La Réunion, quelle que soit la couleur de sa peau ou son lieu de naissance : « Mi di zot tout : Nou lé pa plis, nou lé pa mwin, respekt a nou ! ».

André Oraison

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