Libre opinion d’André Oraison, Membre du Comité Solidarité Chagos La Réunion

Le drame des Chagossiens porté devant la Cour internationale de Justice

28 octobre 2017, par André Oraison

Dans une allocution prononcée aux Nations Unies le 23 septembre 2016, le Premier ministre mauricien avait menacé de saisir la Cour internationale de Justice en cas d’échec des pourparlers engagés entre les autorités de Londres et de Port-Louis au sujet de la rétrocession des Chagos, des îles revendiquées depuis 1980 [1]. Pour Sir Anerood Jugnauth, ces pourparlers devaient aboutir rapidement. Mais ce scénario a été compromis par la reconduction du bail consenti aux États-Unis par la Grande-Bretagne sur les Chagos, en vertu d’un traité anglo-américain conclu à Londres le 30 décembre 1966.

Diego Garcia : plus grande base militaire outre-mer des États-Unis à l’origine de la déportation des Chagossiens.

Malgré sa prorogation jusqu’au 30 décembre 2036, afin d’assurer la pérennité de la base militaire américaine de Diego Garcia, l’île principale des Chagos, Maurice demeure en position de force dans le différend qui l’oppose à la Grande-Bretagne depuis qu’une sentence arbitrale rendue le 18 mars 2015 par un tribunal international a condamné cet État pour n’avoir pas consulté son ancienne colonie au sujet de la création d’une « aire marine protégée » aux îles Chagos, alors que Maurice détient des droits de pêche dans leurs eaux environnantes en vertu d’un accord anglo-mauricien conclu à Londres le 23 septembre 1965, à une époque où Maurice avait le statut de colonie de la Couronne britannique.

Dans une résolution adoptée le 22 juin 2017 par 94 voix contre 15 (dont les États-Unis et la Grande-Bretagne) et 65 abstentions (dont la Chine, la France et la Russie), l’Assemblée générale de l’ONU a décidé – à l’initiative de Maurice – de demander à la Cour de La Haye un avis consultatif pour savoir « si le processus de décolonisation » a « été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968, à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos de son territoire et au regard du droit international ». Dès lors, la Cour devra se prononcer sur le drame des Chagossiens.

I.- Les causes de la déportation des Chagossiens.

Pour contrer l’influence soviétique croissante dans l’océan Indien, un accord anglo-américain a été conclu en 1961 entre le Premier ministre britannique Harold Macmillan et le Président américain John Fitzgerald Kennedy. Dans un accord secret, les États-Unis s’engagent à installer une base militaire dans l’océan Indien à la double condition – sine qua non – que le territoire anglais retenu pour l’abriter échappe au processus de décolonisation et que sa population en soit évacuée pour des raisons de sécurité. En contrepartie, les Américains offrent un rabais de 14 millions de dollars sur les missiles Polaris que les Britanniques envisagent alors d’acheter pour équiper leurs sous-marins atomiques. Ce marchandage politique a été plus tard avoué par le State Department ainsi que le révèle la presse américaine et notamment le New York Times, le 17 octobre 1975.

Suite à ces tractations, le Gouvernement de Londres a créé par le décret-loi du 8 novembre 1965 une nouvelle colonie : le British Indian Ocean Territory (BIOT). Ce texte avait pour objet d’introduire des dispositions nouvelles pour la gestion des Chagos, ancrées au cœur de l’océan Indien, et de trois îlots dispersés dans sa partie occidentale : Aldabra, Desroches et Farquhar. Appelées les « Ziles-là-haut » par les créolophones d’Agaléga (une dépendance mauricienne), les Chagos étaient jusqu’ici administrées par le Gouvernement autonome de Port-Louis et les autres îlots par le Conseil exécutif de Victoria. Réalisée à un moment où on a pu parler d’une « présence crépusculaire » de la Grande-Bretagne dans l’océan Indien, la création de cette nouvelle colonie de la Couronne n’a pas manqué d’intriguer. De fait, le BIOT est la dernière colonie créée par le Gouvernement de Londres et le dernier confetti de l’Empire britannique qui subsiste dans l’océan Afro-asiatique. Discrètement mis de côté par les Britanniques avec cette arrière-pensée atavique de « protéger » les routes maritimes de cette partie du monde, le « reliquat colonial » a connu de nombreux avatars dont certains appartiennent à l’histoire.

II.- Le processus de déportation des Chagossiens.

Mais qui sont ces insulaires qui ont été sacrifiés dans le secret sur l’autel des intérêts stratégiques des grandes puissances au nom de la raison d’État et qui ont payé le prix fort de l’indépendance mauricienne ? Descendants d’esclaves africains qui reçurent le nom de « Noirs des îles » et dont les premiers occupants vinrent avec leurs maîtres des colonies françaises de La Réunion et de Maurice à la fin du XVIIIe siècle, les Chagossiens – encore appelés les « Ilois » – vivaient sur leurs terres d’accueil en harmonie avec la nature en s’adonnant au maraîchage, à la pêche côtière, à l’élevage de volailles et au ramassage des noix de coco selon un mode de vie qui était resté, jusqu’en 1973, celui du temps de la marine à voile et des lampes à huile. La vie était paisible aux Chagos où il n’y avait pas de problème de chômage, d’insécurité, de malnutrition, de pollution ou de toxicomanie. Par comparaison avec la lutte pour leur survie quotidienne dans les bidonvilles de Port-Louis et de Victoria, tous ceux qui sont nés aux Chagos décrivent leur pays comme un Éden merveilleux, béni des dieux et à jamais disparu.

Pour permettre la création d’une base américaine à Diego Garcia, les Britanniques ont été amenés à déplacer tous les Chagossiens – 1 400 personnes réparties en 426 familles – et à les diriger, pour la plupart, vers Maurice. Leur « rapatriement » s’est étalé entre 1967 et 1973. Mais il faudra attendre 1975, avec les débats au Congrès américain sur l’engagement des États-Unis dans l’océan Indien, pour que l’opinion publique découvre le sort tragique des Chagossiens, l’incurie des autorités mauriciennes à les accueillir décemment à Port-Louis et le cynisme de la diplomatie anglo-américaine à propos de l’implantation d’une base militaire à Diego Garcia. Des critiques se sont alors élevées dans la presse américaine. Dans son éditorial du 11 septembre 1975, le Washington Post n’hésite pas à écrire que les Chagossiens avaient été traités d’une manière honteuse (« in a shameful way »). De son côté, les journaux mauriciens ont été unanimes à décrire le malheur des exilés et à tenter d’y remédier.

La méthode utilisée par les Britanniques pour obliger les Chagossiens à quitter leurs îles natales est révoltante. Avant de la critiquer, il faut savoir que le cocotier a pendant longtemps conditionné l’économie des Chagos. Or, le Commissaire du BIOT a racheté, le 3 avril 1967 à une société mauricienne les plantations qu’elle exploitait aux Chagos pour la somme forfaitaire de 660 000 livres sterling. Cette décision a eu pour premier effet de mettre fin à l’exploitation du coprah dans l’archipel et de laisser les « Ilois » sans emploi. Par la suite, le Commissaire du BIOT devait édicter la scandaleuse Immigration Ordinance du 16 avril 1971 qui ordonnait l’expulsion des Chagossiens. Parallèlement, les rares caboteurs mauriciens qui visitaient, jusqu’en 1967, les Chagos pour les ravitailler en produits de première nécessité et en médicaments cessèrent par la suite, voyage après voyage, de leur apporter les approvisionnements nécessaires. À la même époque, les administrations, les infirmeries et les écoles installées aux Chagos sont fermées. Ces défaillances volontaires et synchronisées de la part des autorités britanniques, assorties de menaces d’expulsion forcées à partir de 1971, obligèrent le 27 avril 1973 les derniers récalcitrants à quitter à jamais leurs îles natales. Ainsi, après avoir été victimes d’une première déportation réalisée par des Français dans la seconde moitié du XVIIIe siècle pour des raisons économiques dans le sens Mascareignes-Chagos, les Chagossiens ont été victimes – deux siècles plus tard – d’une deuxième déportation réalisée par les Britanniques pour des raisons stratégiques mais dans le sens inverse Chagos-Mascareignes.

Consentie au profit des Américains par les Britanniques sur la base militaire de Diego Garcia, la récente prorogation pour 20 ans du bail stratégique est de nature à entraver le retour des Chagossiens dans leur pays d’origine. Pourtant, dans un premier temps, la Grande-Bretagne n’avait pas exclu la possibilité de leur retour aux Chagos dans l’hypothèse d’une prolongation du bail. Après avoir exprimé les « regrets » du Gouvernement de Londres au sujet du « déplacement forcé » des Chagossiens, dans une déclaration faite le 8 juillet 2013 à la Chambre des Communes, Mark Simmonds – Sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères – avait indiqué que son pays avait envisagé de commander une étude de faisabilité portant sur le retour des Chagossiens dans leurs îles natales. Mais à la suite d’un changement de Gouvernement, intervenu après le référendum du 24 juin 2016 sur la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, le projet qui rendait justice aux Chagossiens a été abandonné. Dans une déclaration au Parlement le 16 novembre 2016, Joyce Anelay – Ministre d’État britannique au Développement international – a indiqué que son Gouvernement avait décidé d’interdire le retour des Chagossiens.

À titre de consolation, les Britanniques s’engagent à leur verser une compensation d’un montant de 40 millions de livres sterling pour les aider à s’intégrer à Maurice et aux Seychelles. Mais cette proposition peut surprendre quand on évoque une décision prise par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Saisie par les Chagossiens pour un problème d’indemnisation jugée insuffisante, la CEDH avait en effet débouté les requérants dans un arrêt rendu le 11 décembre 2012 : elle avait déclaré irrecevable la plainte des Chagossiens déposée contre la Grande-Bretagne pour violation des droits humains, lors de leur déportation, au motif que des compensations d’un montant de 4 millions de livres sterling leur avaient été versées par les Britanniques en 1982 « pour solde de tout compte ».

III.- Le pari d’un avis consultatif favorable aux Chagossiens.

Dans ce contexte politico-judiciaire pour le moins chaotique, on peut comprendre les Chagossiens qui attendent avec impatience l’avis consultatif qui sera rendu par la Cour. Les internationalistes sont déjà convaincus que la Cour se reconnaîtra compétente pour donner un avis avant de reconnaître l’illicéité de l’excision des Chagos de la colonie de Maurice et de l’expulsion de ses habitants. Certes, cet avis ne sera pas contraignant pour la Grande-Bretagne. Il devrait néanmoins avoir une grande force morale, surtout s’il est adopté à une forte majorité des 15 juges qui composent la Cour.

La Cour dira certainement que l’exérèse des Chagos de la colonie de Maurice est contraire au principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation consacré par l’Assemblée générale des Nations Unies dans l’article 6 de résolution 1514 du 14 décembre 1960, ainsi rédigé : « Toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies ».

De même, la Cour dira que les Chagossiens peuvent revenir dans leur pays d’origine en application d’un droit humanitaire de plus en plus exigeant et notamment de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, adoptée à l’unanimité par l’organe plénier de l’ONU le 10 décembre 1948 et dont l’article 9 pose un autre principe fondamental : « Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ni exilé ». La Cour de La Haye devrait se prononcer en ce sens après avoir noté que ce droit leur avait déjà été reconnu par la Haute Cour de Justice de Londres le 3 novembre 2000, puis confirmé à deux reprises, d’abord en première instance par cette juridiction dans un jugement du 11 mai 2006, puis par la Cour d’Appel de Londres dans son arrêt du 23 mai 2007, avant d’être refusé dans un arrêt rendu par les « Law Lords » le 22 octobre 2008, puis par la Cour suprême de Grande-Bretagne dans son arrêt du 29 juin 2016.

Malgré les heurts et malheurs qui se sont abattus sur eux au cours d’un demi-siècle, nul ne doute que l’espoir au cœur humain reste toujours vivace chez les survivants de la communauté chagossienne – même s’ils sont de moins en moins nombreux avec le temps qui passe – mais aussi chez leurs enfants et petits-enfants qui rêvent, pour la plupart, d’un nouveau départ dans les « Ziles-là-haut ».

André Oraison

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